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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 6.djvu/147

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Une bonne femme de soixante et dix ans prit la chose au sérieux ; elle tomba à genoux, et fit le signe de la croix en s’écriant :

— Oh ! Jésus ! je ne mourrai donc pas sans l’avoir revu !…

Si Chopin avait voulu se mettre à la tête des six ou huit cents hommes qui étaient là, il est probable qu’il eût été tout d’une traite jusqu’à Vienne.

Charras était furieux.

Quant à moi, j’avais complètement oublié la situation politique : j’étais un simple philosophe étudiant l’humanité. Il ne me manquait plus qu’un tonneau et Laïs pour que je m’établisse à perpétuité sur la place de l’Odéon, comme Diogène s’était établi dans le gymnase de Corinthe.

Une grave discussion me tira de ma rêverie.

On voulait absolument faire Charras général en chef, et Charras ne voulait pas être général en chef. Il désignait Lothon — grand et beau garçon tenant à la fois de l’Hercule et de l’Antinoüs — au suffrage de ses concitoyens.

La raison sur laquelle il s’appuyait surtout, c’est que lui était à pied et que Lothon était à cheval ; Lothon, à son avis, avait donc bien plus de droits que lui à être général en chef.

En effet, on n’a jamais vu un général en chef à pied.

Lothon se défendait comme un diable pour ne pas être investi de cette haute dignité.

Il n’allait pas moins être obligé de céder, lorsqu’un monsieur s’approcha de lui, et lui dit tout bas :

— Oh ! monsieur, si vous ne tenez pas à être général en chef, laissez-moi l’être à votre place… Je suis un ancien capitaine, et je crois avoir des droits à cette faveur.

Jamais ambition ne s’était présentée plus à propos.

— Ah ! monsieur, dit à son tour Lothon, quel service vous me rendez !

Puis, s’adressant à la foule :

— Vous voulez un général en chef ? demanda-t-il.

— Oui, oui ! répéta-t-on de toute part.

— Eh bien, je vous présente monsieur… un ancien capi-