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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 6.djvu/169

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

envoyât quelque personnage considérable, afin que leur passage à la cause de la révolution n’eût pas l’air d’une défection pure et simple.

On leur envoya le colonel Heymès, habillé en bourgeois, M. Jean-Baptiste Laffitte et quelques gardes nationaux que l’on venait de recruter sur le boulevard.

Comme j’arrivais, le régiment arrivait aussi. Cinq officiers entrèrent dans la salle des délibérations ; j’entrai avec eux.

M. Laffitte était près de la fenêtre du jardin, qui était ouverte, mais dont les persiennes étaient fermées ; il se tenait assis dans un grand fauteuil, la jambe étendue sur un tabouret.

Il s’était foulé le pied la veille au matin. 

Derrière lui était Béranger, appuyé sur le dos de son fauteuil à l’un de ses côtés, le général la Fayette, lui demandant des nouvelles de sa santé ; dans l’embrasure d’une seconde fenêtre, Georges la Fayette causait avec M. Laroche, neveu de M. Laffitte.

Trente ou quarante députés, s’entretenant par groupes, encombraient le reste du salon.

Tout à coup, une effroyable fusillade se fait entendre, et ce cri retentit :

— La garde royale marche sur l’hôtel !…

J’ai vu bien des mises en scène depuis celle de Paul et Virginie, à l’Opéra-Comique, la première que j’aie admirée, jusqu’à celle de la Barrière de Clichy, au Cirque, une des dernières que j’aie dirigées, mais jamais je n’ai été témoin d’un pareil changement à vue !

On eût dit que chaque député était sur une trappe, et avait disparu à un coup de sifflet.

Le temps de tourner la main, il ne restait absolument dans le salon que Laffitte, toujours assis, et sur le visage duquel n’apparut pas la plus légère émotion ; Béranger, qui demeura ferme à sa place ; M. Laroche, qui se rapprocha de son oncle ; la Fayette, qui releva sa noble et vénérable tête, et fit un pas vers la porte, c’est-à-dire vers le danger ; Georges la Fayette,