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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 8.djvu/142

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

que le trésor public est mis à contribution. La somme de deux cent mille francs n’est accordée au Théâtre-Français qu’à condition qu’il restera pur de toute souillure, que les artistes recommandables de ce théâtre, qui sont encore les meilleurs de l’Europe, ne s’aviliront pas en donnant l’appui de leur talent à ces ouvrages indignes de la scène nationale, ouvrages dont la funeste tendance devrait exciter la sollicitude du gouvernement, car il est responsable de la morale publique comme de l’exécution des lois. Eh bien, qui le croirait ? dans ce moment même, on s’occupe à faire passer les principaux acteurs de la Porte-Saint-Martin au Théâtre-Français, et d’y naturaliser les absurdes et fangeux mélodrames destinés à remplacer les chefs d’œuvre dramatiques qui sont une partie si importante de notre littérature. Un esprit de vertige semble planer sur ce malheureux théâtre. La représentation d’Antony est officiellement annoncée par le Moniteur pour demain lundi ; Antony, l’ouvrage le plus hardiment obscène qui ait paru dans ces temps d’obscénité ! Antony, dont la première représentation fit dire à un honnête père de famille : « Depuis longtemps, nous ne pouvions plus mener nos filles au théâtre ; à présent, nous n’y pouvons plus mener nos femmes ! » Nous allons donc voir, sur le théâtre de Corneille, de Racine, de Molière et de Voltaire, nous allons voir une femme jetée dans une alcôve, un mouchoir sur la bouche ; nous allons voir, sur la scène nationale, le viol en action : le jour de cette représentation est fixé. Voilà une école de morale ouverte au public ; voilà le genre de spectacle auquel vous appelez cette jeunesse dont vous redoutez l’exaltation, et qui bientôt ne reconnaîtra plus ni règle ni frein ! Ce n’est pas sa faute ; c’est la faute du pouvoir, qui ne sollicite aucune mesure pour arrêter ce débordement d’immoralité. Il n’y a pas de pays au monde, quelque libre qu’il soit, où il soit permis d’empoisonner les sources de la morale publique. Dans les républiques anciennes, la représentation d’un ouvrage dramatique était une affaire d’État : on proscrivait tout ce qui pouvait altérer le caractère national, blesser la majesté des lois, et outrager la pudeur publique… »