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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 9.djvu/53

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

propre, très-élégant, très-coquet. Il a cinquante-cinq ans, les cheveux, les favoris et les moustaches noirs comme à trente ; les cheveux ondulent naturellement, les poils de la barbe sont rares, la moustache est un peu hérissée, et ressemble à deux pincées de tabac à fumer ; le front est large, bombé, terminé à sa base par deux sourcils épais, recouvrant des yeux petits, qui étincellent pleins de flamme entre deux longues paupières noires ; la peau est brune, bistrée, mobile, se plissant comme celle du lion ; les lèvres sont épaisses, sensuelles, promptes au sourire, et, en souriant, découvrent des dents blanches comme des perles. Tous ses mouvements sont vifs, rapides, accentués ; sa parole peint, ses gestes parlent ; son esprit est subtil, discuteur, prompt à la repartie ; il aime la lutte, et s’y déploie étincelant d’aperçus nouveaux, justes, brillants ; à côté d’un talent hasardeux, plein de caprices, rempli d’écarts, il est sage, sobre de paradoxes, classique même ; on dirait que la nature, qui tend à tout équilibrer, le place comme un habile cocher, bride en main, pour retenir ces deux chevaux fougueux qu’on appelle, l’un l’Imagination, l’autre la Fantaisie. Parfois cet esprit déborde ; aussitôt la parole ne lui suffit plus ; la main quitte le pinceau, inhabile à rendre la théorie qu’elle veut défendre, et prend la plume. Alors, ceux dont c’est l’état de faire de la phrase, du style, de l’appréciation, s’étonnent de cette facilité du peintre à construire la phrase, à mener son style, à développer ses appréciations ; on oublie le Dante, le Massacre de Scio, l’Hamlet, le Tasse, le Giaour, l’Évêque de Liège, les Femmes d’Alger, les fresques de la chambre des députés, le plafond du Louvre ; on regrette que cet homme, qui écrit si bien, si facilement, si correctement, n’écrive pas. Puis, tout à coup, on se rappelle que beaucoup peuvent écrire comme Delacroix, mais que nul ne saurait peindre comme lui, et l’on est près de lui arracher la plume de la main avec un mouvement de terreur.

Quant au travail, Delacroix tient le milieu, comme question de rapidité, entre Vernet et Delaroche : il travaille ses esquisses plus que le premier, moins que le second. Il a sur tous deux une incontestable supériorité de couleur, mais une