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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 9.djvu/56

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

après le doigt, la main ; après la main, le bras ; après le bras, le corps ! Il faut que tout y passe : en entrant, on était homme ; en sortant, on est fil de fer.

Un beau matin, Bocage arriva chez moi préoccupé d’une idée singulière : comme il venait de jouer un homme de trente ans, dans la personne d’Antony, il s’était fourré dans la tête qu’il ferait bien de jouer un vieillard de soixante, peu lui importait lequel. Les vieillards d’Hernani et de Marion Delorme se dressaient devant lui pendant son sommeil, le poursuivaient pendant sa veille : il voulait jouer un vieillard, fût-ce le don Diègue du Cid, le Joad d’Athalie ou le Lusignan de Zaïre.

Il avait trouvé son vieillard en nourrice chez Anicet Bourgeois ; il m’amenait le père nourricier.

Je ne connaissais pas Anicet ; nous fîmes connaissance à ce propos et à cette époque.

Anicet avait écrit le plan de Teresa. Je commençai par mettre de côté le plan écrit, et par prier Anicet de me raconter la pièce. Il y a dans le récit quelque chose de vivant qui appelle la vie. Pour moi, un plan écrit, au contraire, est un cadavre, une chose qui a vécu ; on peut la galvaniser : on ne peut pas la faire revivre.

Il y avait dans le plan d’Anicet la plus grande partie de la pièce telle qu’elle est aujourd’hui. Je sentis du premier coup deux choses dont la seconde me fit passer sur la première : c’est que je ne ferais jamais de Teresa qu’une pièce médiocre, mais que je rendrais un service à Bocage.

Et voici comment je rendrais ce service à Bocage :

Harel, ainsi que nous l’avons dit, était passé de la direction de l’Odéon à la direction du théâtre de la Porte-Saint-Martin. Il avait Frédérick, Lockroy, Ligier : Bocage lui était inutile.

Il avait donc rompu avec Bocage. Par suite de cette rupture. Bocage se trouvait libre.

Pour un artiste, la liberté n’est pas toujours un présent des dieux. Bocage tenait à garder cette liberté le moins longtemps possible, et, grâce à un drame de moi, il espérait la perdre bientôt.