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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/23

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M. d’Ambron était magnifique de fureur, et à voir l’impunité qui couronnait son incroyable témérité, on aurait été tenté de le supposer invulnérable. Deux fois il avait aperçu M. de Hallay placé au milieu des siens, et il s’était précipité sur lui ; mais deux fois il avait été arrêté dans son élan par une force irrésistible. Lennox, plein de sang-froid dans cette lutte acharnée, n’avait qu’une idée, ne poursuivait qu’un but : garantir M. de Hallay.

Si M. d’Ambron ressemblait au lion, Joaquin Dick rappelait le tigre. Sa rage, quoique poussée à l’extrême, ne l’empêchait pas de jeter sans cesse un circulaire regard autour de lui, et de profiter de toutes les occasions qui se présentaient : un bond inouï, une exclamation rauque, un geste d’une vertigineuse rapidité, et le cadavre d’un aventurier tombait lourdement par terre !

Quant à Grandjean, il remplissait son rôle d’une façon fort convenable dans cette hideuse mêlée ; seulement, il manquait d’entrain et d’enthousiasme ; c’était avec une brutalité flegmatique qu’il assommait les aventuriers isolés qu’il trouvait sur son passage ; après chacune de ces exécutions, il regardait avec soin si la crosse ou le canon de son rifle, dont il se servait en guise de massue, n’avait été endommagé ni faussé !

Depuis près d’un quart d’heure que durait le carnage, l’avantage restait indécis ; si les aventuriers l’emportaient par la discipline, les Peaux-Rouges avaient pour eux leur impétueuse et incomparable agilité, et une supériorité numérique considérable.

À mesure que l’acharnement de la lutte grandissait, son fracas allait en diminuant. Les coups de feu étaient de plus en plus rares ; les respirations oppressées et sifflantes avaient remplacé les cris : c’était horrible !

Tout à coup les rangs des aventuriers s’ouvrirent à la fois de deux côtés opposés, et une trombe de flamme et de plomb enveloppa les Peaux-Rouges ; en même temps une double détonation, semblable à un violent éclat de tonnerre, faisait vibrer l’air.

C’était M. de Hallay qui, épuisant les poudrières de ses gens, avait fait charger ses deux canons jusqu’à la gueule, et, profitant du moment où les Peaux-Rouges se présentaient en foule compacte, avait fait tirer sur eux à bout portant.

L’effet que produisit cet événement fut immense. Les Indiens, après une seconde de stupeur, se sauvèrent en poussant des hurlements de douleur, et en laissant derrière eux plus de cinquante cadavres des leurs tombés pendant le combat.

Joaquin Dick n’essaya, ni de les rallier ni de les retenir ; il savait que les Peaux-Rouges, après avoir subi une catastrophe, abandonnent toujours le champ de bataille, afin de pouvoir se concerter sur ce qu’ils doivent faire. Toute l’attention du Batteur d’Estrade se porta donc sur M. d’Ambron qui, insoucieux de cette retraite, de même qu’il semblait insensible à la fatigue, continuait de combattre ; il dut employer presque la force pour l’entraîner.

Assurés qu’ils étaient ou du moins qu’ils croyaient l’être, d’une assez longue suspension des hostilités, les aventuriers ramassaient leurs camarades blessés, sans oublier d’achever les Indiens qui respiraient encore, lorsque M. de Hallay, après avoir donné quelques ordres, se dirigea précipitamment vers le ravin où il avait laissé Antonia.

Il trouva l’infortunée jeune femme en proie à une terreur surhumaine, non qu’elle songeât à sa propre sûreté, mais elle pensait à son bien-aimé Luis.

Le regard par lequel elle accueillit M. de Hallay exprimait l’angoisse poussée jusqu’à la démence ; mais tout aussitôt elle poussa un cri de joie, et, tombant à genoux, elle se mit à remercier Dieu !

Le front soucieux du marquis lui apprenait non-seulement que son mari vivait encore, mais qu’il n’avait pas même été atteint pendant le combat. M. de Hallay congédia les deux Mexicains et le Français à qui il avait confié la garde de la jeune fille ; puis, lorsqu’ils se furent éloignés :

— Connaissant l’extrême intérêt que vous voulez bien me porter, chère Antonia, dit-il d’une voix railleuse et stridente, j’accours pour vous rassurer sur mon sort !… Le Ciel a exaucé vos prières, il m’a conservé à votre amour et pour votre bonheur !…

Ces sarcasmes, loin d’irriter ou de blesser la jeune femme, amenèrent un sourire de joie divine sur ses lèvres.

— Votre colère me prouve, señor, dit-elle, que vous venez de subir un grave échec ! Oh ! je savais bien que le ciel ne pouvait pas laisser impuni votre triomphe !… L’heure de la liberté va donc enfin sonner pour moi… bientôt je vais revoir mon Luis bien-aimé !… Vous pâlissez, señor… Oh ! ne craignez rien… il n’y a plus pour vous dans mon cœur ni haine ni colère… c’est à peine s’il peut contenir la joie qui l’inonde…

— Assez ! trêve d’insultes, Antonia, interrompit le jeune homme dont les joues livides et les yeux étincelants dénotaient les plus mauvaises passions. Je ne suis pas ici pour perdre mon temps en vains propos. Je suis venu vous trouver, Antonia, pour vous rappeler ce que je vous ai promis il y a huit jours… que notre arrivée aux bords du Jaquesila changerait votre destinée.

La jeune femme sentit un frisson lui passer à travers le corps ; elle comprenait instinctivement qu’elle était à la veille d’un irréparable malheur.

— Señor, vous avez été bien méchant pour moi ; vous m’avez bien fait souffrir, s’écria-t-elle. Eh bien ! je vous jure que si, revenant à d’autres sentiments, vous me rendez de vous-même une liberté que, selon toutes les probabilités, je ne tarderai pas à devoir aux événements, je vous jure que j’oublierai tout ce qui s’est passé… que jamais je ne prononcerai votre nom… que jamais je ne révélerai à personne au monde votre conduite à mon égard.

M. de Hallay haussa les épaules.

— Antonia, dit-il, si je n’avais pas jusqu’à présent lâchement mendié votre amour, vous ne m’offririez pas maintenant votre pitié. Les femmes affectent de se récrier contre la force, mais ce qu’elles méprisent véritablement, c’est la faiblesse.

— Mais enfin, que prétendez-vous, señor ?

— Ce que je veux, Antonia, je vous l’ai déjà dit il y a huit jours, et je vous le répète pour la dernière fois ; je veux que vous cessiez d’avoir le droit de me jeter sans cesse le nom de M. d’Ambron au visage ; je veux que si la pensée de votre réunion avec ce modèle des amants sourit toujours à votre cœur, elle amène du moins la rougeur à votre front !… Je veux, Antonia, en un mot, être votre maître… Je veux que vous soyez à moi !…

Le calme affecté de M. de Hallay était certes bien plus menaçant que ne l’eût été un emportement violent ; il accusait une résolution inébranlable, implacable, et que rien, ni larmes, ni prières, ne pourrait fléchir.

Antonia devint pâle comme une morte et se recula vivement : elle voulut répondre, mais elle était à bout de forces et de courage ; le passage subit de l’espérance la plus enivrante au désespoir le plus complet l’avait brisée.

M. de Hallay, les bras croisés, la respiration oppressée, les lèvres serrées et agitées par une contraction nerveuse, contemplait la jeune femme avec une effrayante fixité de regard.