Aller au contenu

Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/25

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que d’une demi-portée de carabine. Quoique leur présence eût été signalée par les sentinelles, à l’instant même qu’ils étaient sortis de la forêt, aucun coup de feu ne fut tiré sur eux. La précaution qu’avaient eue Joaquin et le comte de se mettre en route sans armes, jointe à leur marche tranquille et mesurée, leur valait ce facile accès. Toutefois, si l’arrivée des deux hommes n’éveillait pas les craintes des aventuriers, elle excitait au plus haut degré leur curiosité et leur intérêt. La présence des deux Européens mêlés aux hordes des Peaux-Rouges étaient pour eux un fait d’une importance d’autant plus majeure, qu’ils présumaient avec raison que l’un de ces deux Européens devait être le célèbre Batteur d’Estrade, Joaquin Dick.

Ce fut seulement lorsqu’ils touchaient déjà aux retranchements que les aventuriers leur ordonnèrent de s’arrêter ; ils ne voulaient pas leur laisser connaître l’étendue des pertes qu’ils avaient éprouvées.

Comme la plupart des aventuriers recrutés à San-Francisco parlaient ou du moins comprenaient l’anglais, ce fut dans cet idiome que le Batteur d’Estrade s’adressa à eux. Quant à M. d’Ambron, il semblait ne prendre aucun intérêt à ce qui se passait autour de lui ; à mesure que son regard inquiet cherchait en vain, sans les apercevoir, Antonia ou le marquis, la pâleur déjà si extrême de son visage augmentait d’intensité. Aux premiers mots prononcés par Joaquin Dick, un grand silence s’était fait, car il avait été reconnu tout d’abord par quelques bandits et son nom avait aussitôt circulé de bouche en bouche.

— Gentlemen, dit-il, je ne viens vers vous ni en parlementaire ni en ennemi, mais simplement comme un homme de la même race que vous ! Je ne discuterai ni la moralité ni l’opportunité de votre entreprise, le sang des vôtres qui se voit encore sur mes mains vous dit assez, ou que je ne l’approuve pas, ou qu’elle froisse mes intérêts !… Tant que j’ai pu avoir à vous craindre, j’ai été votre ennemi et je vous ai combattus ; maintenant que, réduits à la dernière extrémité, il va vous falloir renoncer à vos projets, je n’ai plus de colère, et je viens vous sauver !… Ne vous récriez pas, gentlemen, avant de m’avoir entendu !… Ne me suis-je pas volontairement mis en votre pouvoir ! Voyez ! je suis seul, désarmé ! Vous n’avez pas à craindre que je m’éloigne contre votre volonté ! Ne m’interrompez donc pas ! Votre position, gentlemen, est affreuse, désespérée ! Oh ! vos dénégations seraient inutiles : j’ai trop d’expérience des choses du désert pour ne pas savoir à quoi m’en tenir exactement sur votre compte… Je vous le répète, et vous le savez aussi bien que moi, vous êtes tous perdus ! Voulez-vous que j’appuie mon assertion sur des preuves ? Soit ! rien de plus facile ! De deux cents hommes que vous étiez en quittant San-Francisco, combien êtes-vous aujourd’hui ? soixante à quatre-vingts à peine, et encore y a-t-il dans ce nombre plusieurs blessés… Des immenses approvisionnements que vous avez emportés, que vous reste-t-il ! un peu de cendre… De vos caissons de poudre ? Rien… Vous en êtes réduits à votre dernière cartouche… Et pourtant vous n’avez eu encore qu’un seul jour de lutte à soutenir !… Que deviendrez-vous si, ainsi privés de munitions et de vivres ; vous êtes en outre harcelés sans trêve et sans pitié pendant le temps que vous mettrez à franchir les deux cents lieues qui vous séparent encore de Guaymas ? Pas un de vous ne sortira vivant du désert. Et remarquez ceci, c’est qu’à mesure que vos forces s’épuiseront, et pour vous toute perte est irréparable, les miennes, au contraire, ne feront que s’accroître. Rien qu’en jetant mon nom aux échos de l’Apacheria, je peuplerais de guerriers ces solitudes. Ma pitié est votre seule et dernière voie de salut. Je suppose maintenant que votre cupidité, exaltée outre mesure, vous fasse vous obstiner dans votre entreprise insensée. Écoutez bien ce que j’ai à vous dire, ce que je vais vous apprendre : Votre chef, M. de Hallay, vous a indignement trompés ! ces trésors qu’il a fait briller à vos regards éblouis n’existent même pas. Ils consistent dans quelques poignées d’or qui ont toujours été et sont encore ma propriété. C’est pour atteindre une chimère que vous courez à votre perte. Pauvres insensés qui, sur la foi de promesses vagues et pompeuses, n’avez pas hésité à vous embarquer pour l’expédition la plus téméraire qui ait jamais été tentée ! Et savez-vous pourquoi ce M. de Hallay a abusé de votre crédulité ? pour pouvoir s’emparer par votre moyen d’une femme dont il n’avait pu vaincre le mépris ! Il faut avouer que vous avez joué là, à votre insu, un rôle bien productif et bien glorieux !… Oh ! ce n’est pas tout encore ! si la mort a fait tant de vides dans vos rangs, si les ossements de tant de cadavres européens blanchiront sans sépulture, balayés par les vents du désert, c’est que votre digne chef l’a voulu ainsi !… Ne m’interrompez pas !… Oui, c’est le de Hallay, et si ce n’est pas vrai, qu’il élève la voix pour me démentir, c’est le de Hallay qui, ne sachant comment se débarrasser de vous, car, le moment de tenir sa promesse étant arrivé, vous alliez découvrir son imposture, vous a vendus et livrés aux Indiens ! Le choix si désavantageux de votre campement actuel, l’impunité qui partout l’a suivi, lorsque, pour mieux cacher son jeu, il affectait de s’exposer à des dangers qu’il savait bien ne pas courir, auraient dû, depuis longtemps déjà, vous ouvrir les yeux à la lumière !… Mais non… vos yeux, occupés à chercher des trésors, ne pouvaient voir la trahison. Gentlemen, je n’ai plus que peu de mots à ajouter. Si, renonçant à troubler les solitudes indiennes, vous vous mettez immédiatement en route pour retourner à Guaymas, vous serez épargnés : j’entends que vous n’aurez à combattre que la faim, la soif et le froid, trois ennemis qui, peut-être bien, suffiront à eux seuls pour vous anéantir tous ; mais, du moins, vous restera-t-il la chance que quelques-uns de vous échapperont à votre grand naufrage. Autrement, c’est-à-dire si vous vous opiniâtrez dans votre résolution insensée, avant deux heures d’ici, pas un de vous n’appartiendra plus à la terre, excepté ceux toutefois que la vengeance des Peaux-Rouges gardera pour les exposer au poteau des tortures. Je n’ai plus rien à vous dire. Je vous accorde dix minutes pour réfléchir et vous décider.

Les paroles du Batteur d’Estrade, confirmées par le silence de M. de Hallay, qui se trouvait en ce moment auprès d’Antonia, devaient produire et produisirent en effet une impression terrible sur les aventuriers. Le tableau que le Batteur d’Estrade achevait de tracer de leur position n’était malheureusement pour eux, et ils se l’avouaient, que trop exact et véritable ; complètement refroidis de l’exaltation sanguine que leur avait donnée un instant l’excitation du combat, ils ne se dissimulaient pas qu’ils étaient incapables de résister à une nouvelle attaque. Cette voie inespérée de salut qui s’offrait à eux était bien, ainsi que leur avait dit Joaquin, la seule qui leur restât !…

Après quelques pourparlers entre eux, les aventuriers, réunis en un seul groupe, entourèrent le Batteur d’Estrade et d’Ambron.

— Señor Joaquin, dit l’un d’eux en portant la parole au nom de ses camarades, qui nous assure que, si nous suivons votre conseil, les Indiens ne nous massacreront pas pendant la route !

— Moi ! s’écria le Batteur.

Puis, après une légère pause :

— Du reste, gentlemen, continua-t-il, vous devez comprendre que si les Peaux-Rouges, rebelles à mes ordres et méconnaissant ma voix voulaient vous exterminer, votre