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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/3

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dompter, il faut un cœur vierge, dévoué et vaillant. Oh ! de quels trésors de dévouement et de tendresse je payerais celle qui, confiante dans la puissance et la ferveur de son attachement pour moi, m’initierait aux jouissances de la vertu ! car, hélas ! chère enfant, c’est en vain que l’orgueil de l’homme fort et supérieur se révolte et s’indigne à la pensée de subir le joug, quelque doux qu’il soit, d’une affection sérieuse ; c’est en vain qu’il affecte de dédaigner les joies pures d’une calme et paisible existence, tôt ou tard sonne l’heure vengeresse où, atteint et foudroyé par un irrésistible amour, il renie avec terreur les égarements de son passé, et convient, la rougeur au front et le remords au cœur, que l’intime félicité de deux âmes saintement unies constitue le seul vrai bonheur qu’il soit donné à l’homme de goûter sur la terre. Cette heure a sonné pour moi. Depuis que je vous aime, Antonia, je ne suis plus reconnaissable. L’or, la puissance, la domination, l’éclat, tout ce qui jadis exaltait mon imagination, me paraît maintenant faiblesse, erreur, néant. Mon langage semble vous étonner, enfant. Oh ! je le conçois, il contraste tellement avec ma conduite ! Et puis, il n’est pas permis à votre jeunesse, si pleine d’une candide ignorance, de soupçonner l’étendue et la violence de ma tendresse. Aimer, pour vous, c’est obéir aux instincts de votre cœur, c’est vivre ; aimer, pour moi, c’est renier mon passé, c’est combattre, c’est souffrir !… Antonia, le rôle que je vous offre est magnifique. Être la maîtresse absolue d’un cœur jusqu’à ce jour indomptable et indompté ; être l’ange gardien, la providence d’un homme qui, insensible à toute puissance humaine, s’humilierait tremblant et soumis devant le courroux de votre regard… oh ! c’est là un bonheur et un avenir rêvé par presque toutes les femmes généreuses, et que bien peu, hélas ! ont trouvé.

M. de Hallay, malgré la ferme résolution qu’il avait prise de conserver son sang-froid, s’était animé à la peinture de son amour, et cependant ses yeux, constamment baissés, n’avaient pas osé interroger ceux d’Antonia. Quant à la jeune femme, la dédaigneuse et hautaine froideur que reflétait son adorable visage expliquait le silence qu’elle avait gardé pendant les aveux du marquis ; elle n’avait pas même voulu leur accorder l’honneur d’une interruption.

— Señor, dit-elle, lorsque M. de Hallay, inquiet de ce silence, s’arrêta, señor, lors de votre premier séjour à la Ventana, j’ai fait un appel à votre honneur, et vous y êtes resté insensible… Le couteau de Panocha a seul répondu à mon cri de détresse. La seconde fois que mon mauvais génie vous ramena au rancho, je dus invoquer votre justice… et je suis encore votre prisonnière… et le sang de mon mari, du comte d’Ambron, a coulé, versé par la trahison ! Aujourd’hui, puisque les sentiments, non pas même généreux, mais simplement honnêtes, n’ont pas prise sur vous, je m’adresse à votre seul intérêt personnel. Les visites que vous me rendez, señor, ne peuvent, ainsi que vous le reconnaissiez tout à l’heure, que vous nuire et vous dépopulariser auprès de vos gens, en leur inspirant des soupçons sur votre véracité. Que vos aventuriers acquièrent la conviction que vous les avez grossièrement trompés, en les assurant que j’étais instruite d’un secret dont la connaissance devait leur être fort utile, et, à partir de ce moment, ils n’auront plus en vous la même confiance. Maintenant, que le succès que vous vous promettez de votre expédition ne se réalise pas ou se fasse attendre, et tous les bandits qui vous reconnaissent à présent pour leur maître se changeront bientôt en autant d’assassins et d’ennemis acharnés à votre mort. Je vous le répète donc, señor, je crois qu’il est de votre intérêt personnel de ne pas m’imposer votre présence.

Il serait impossible de peindre la douloureuse stupéfaction et l’irritation insensée que cette réponse produisit sur le jeune homme ; mais, prévenu et se tenant sur ses gardes, il ne trahit cette fois par aucun symptôme extérieur la fureur qui étreignait son cœur et tordait ses entrailles ; tout au contraire, ce fut d’une voix posée, nette et ferme, qu’il répondit :

— Je vous remercie de votre conseil, Antonia, il est bon, je le suivrai !… Le cri d’horreur et d’effroi que vous avez bien voulu jeter à la curiosité de ceux que vous appelez mes bandits, lorsqu’il y a deux jours je pénétrai dans votre chariot pour m’informer de vos nouvelles, a déjà pu, en effet, leur donner des soupçons. Ma visite d’aujourd’hui est donc une imprudence… Je vous suis d’autant plus reconnaissant de votre bienveillant avertissement, que je m’étais promis de ne rien risquer dans la partie engagée entre vous et moi !… Je veux la gagner et je la gagnerai ! Cependant, Antonia, comme je suis beau joueur, je consens à vous montrer les cartes que j’ai en main. Ma résolution fermement arrêtée est, quoiqu’il arrive, de ne jamais plus me séparer de vous, de vous obliger à partager ma bonne comme ma mauvaise fortune. Je suis intimement persuadé que, vaincue tôt ou tard par mon opiniâtre et inaltérable constance, vous finirez par me remercier d’avoir fait votre bonheur. Je n’ai plus qu’un mot à ajouter : dans une semaine au plus tard, l’expédition aura atteint les parages que nous sommes venus exploiter, et il me sera alors permis, sans crainte de compromettre ma popularité, de vous voir à chaque instant du jour. L’importance de votre prétendu secret motivera plus que suffisamment mes assiduités auprès de vous. Dans une semaine, Antonia, si vous ne m’aimez pas encore, du moins ne songerez-vous plus à me jeter sans cesse le nom du comte d’Ambron au visage… Ce nom charmant ne sera peut-être pas tout à fait effacé de votre mémoire, mais vos lèvres n’auront plus le droit, moi présent, de servir d’écho à votre cœur.

M. de Hallay, après s’être levé de dessus sa chaise et avoir salué profondément l’infortunée jeune femme, s’était dirigé vers la lourde tapisserie qui servait, de porte à la tente. Au moment de sortir, il se retourna ; il espérait, sinon une parole, du moins une plainte de sa victime.

Antonia, la tête cachée entre ses mains, avait repris son immobilité première. Pleurait-elle ?… Le marquis aurait donné beaucoup pour le savoir, mais craignant, s’il revenait près d’elle, de se laisser aller, soit à une faiblesse, soit à un emportement qui eussent pu nuire également à ses projets futurs, il fit un effort sur lui-même et s’élança dehors. Ce fut avec une indicible sensation de bien-être que le marquis sentit l’air frais du soir courir sur son front. Il avait la tête en feu !

Deux aventuriers, la carabine au poing, le coutelas et le revolver à la ceinture, étaient en faction devant la tente qui renfermait Antonia.

Après les âcres et irritantes émotions qu’il venait d’éprouver, le jeune homme comprit que s’il ne brisait pas son