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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/31

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Les lèvres de Lennox s’agitèrent cette fois pendant quelques secondes ; c’était pour lui rire aux éclats.

— Lennox perdre la piste d’une face pâle égarée dans le désert ? dit-il. Oh ! Joaquin !

— Ma supposition n’est pas admissible, soit !… Seulement, si tu tardes encore deux jours, tu pourrais bien ne plus trouver qu’un cadavre.

— Comment ?

— Il sera mort de faim !

Lennox haussa imperceptiblement les épaules ; il trouvait en lui-même que le Batteur d’Estrade disait ce matin-là des choses bien inutiles.

— Rassure-toi, lui répondit-il ; avant que le soleil d’aujourd’hui ne disparaisse à l’horizon, notre ennemi sera attaché au poteau. Quelques heures me suffiront pour le rattraper et le ramener !

— Bonne chance ! Lennox.

Joaquin s’éloigna ; il avait appris à peu près tout ce qu’il désirait savoir ; insister davantage, c’eût été éveiller les soupçons du vieux trappeur.

Une demi-heure plus tard, le Batteur d’Estrade, monté sur Gabilan, arrivait aux bords du Jaquesila, à une lieue environ de l’endroit où étaient campés ses Peaux-Rouges. Après avoir regardé autour de lui avec une profonde attention, il poussa son cheval dans l’eau et ne tarda pas à aborder sur l’autre rive.


XXXII

LA FUITE.


Joaquin Dick n’avait pas parcouru plus d’un mille de distance quand il arrêta tout court son cheval Gabilan, et, se penchant vers le sol, se mit à examiner avec soin une éraflure à peine perceptible qui rayait une pierre calcaire. Le hasard venait de le servir à souhait et de lui éviter de longues recherches : il était sur la piste de M. de Hallay.

Ce point de départ trouvé, le reste n’était plus rien pour le Batteur d’Estrade : il tenait son fil d’Ariane. Ce fut sans hésiter, sans s’arrêter, qu’il reprit et continua son chemin. Cette facilité et cette infaillibilité à suivre ainsi des traces à peu près invisibles auraient confondu d’étonnement un Européen. Pour Joaquin Dick, cette tâche n’était qu’un jeu. À mesure qu’il avançait, une singulière expression d’ironie se dessinait de plus en plus sur son visage.

— Comment n’ai-je pas deviné de suite la direction qu’il avait dû choisir ? murmura-t-il. Quelle bizarrerie à la fois inexplicable et immuable que cette invincible attraction naturelle que l’or exerce sur les gens cupides !… On dirait qu’ils flairent et sentent de loin sa présence, ainsi que fait le chien de chasse pour le gibier !…

Alors, sans songer davantage à consulter les traces du fugitif, Joaquin Dick lança Gabilan à fond de train.

Après une demi-heure d’une course rapide, Joaquin fit halte de nouveau.

— Il doit être ici ! murmura-t-il en descendant de cheval.

L’endroit où était alors le Batteur d’Estrade ne ressemblait en rien au paysage que les aventuriers avaient aperçu des bords de la rivière Jaquesila. De brusques, et nombreux accidents de terrain détruisaient la monotonie de la plaine. La végétation, quoiqu’elle ne présentât pas la luxuriante richesse des climats tropicaux, ne manquait pas de vigueur. D’épais massifs de buissons épineux et d’arbres de basse futaie couvraient une grande superficie du sol, et rappelaient assez les maquis de la Corse.

l’hésitation de Joaquin fut de courte durée. Il laissa là son cheval et pénétra résolûment dans les buissons. Il n’avait pas fait cent pas, qu’un bruit très-distinct frappait son oreille : on eût dit la course d’un sanglier à travers un hallier.

— Monsieur de Hallay ! cria-t-il d’une voix claire et perçante, et tout en continuant d’avancer. Le bruit cessa aussitôt. Une minute plus tard, Joaquin entendit le double craquement clair et sec d’une batterie de carabine que l’on armait.

— Ne prodiguez donc pas votre poudre à tirer, sinon sur un ami, du moins sur un défenseur que la Providence vous envoie ! dit-il froidement et sans cesser de marcher.

Toutefois, et malgré l’assurance que venait de lui donner le Batteur d’Estrade, M. de Hallay, car c’était bien lui en effet, garda la crosse de son arme à l’épaule et son doigt sur la détente. À la vue de l’attitude menaçante du jeune homme, un sourire de pitié parut sur le visage de Joaquin.

— Vous imaginez-vous, monsieur, lui dit-il, que, si j’avais de mauvaises intentions, j’aurais pris la peine de vous appeler par votre nom, et de vous mettre sur vos gardes ? S’il en était ainsi, je vous aurais déjà tué ! Allons, abaissez votre arme… vous avez l’air ridicule.

Il y avait dans le sang-froid de Joaquin Dick la conscience d’une si écrasante supériorité, que M. de Hallay obéit avec une soumission dont il ne se rendit pas compte.

— Nos moments sont précieux, monsieur, continua le Batteur d’Estrade, suivez-moi.

— Vous suivre, Joaquin ? Où cela ? Pourquoi ? Et d’abord, comment se fait-il que je vous retrouve ici, et que vous m’abordiez en vous intitulant mon défenseur ?

— Voilà bien des questions inutiles, marquis ! N’importe, j’y répondrai ; mais avant tout, je vous le répète, suivez-moi ! Peut-être est-on déjà à notre poursuite ?

— Qui m’assure, señor, que vous ne me tendez pas un piège ?

Joaquin Dick regarda fixement son interlocuteur.

— Votre insuccès ne m’étonne plus, marquis, dit-il ; vous n’appartenez pas à la forte race des vrais aventuriers. Vous manquez de grandeur d’âme.

La simple façon dont Joaquin prononça cette réponse donna la conviction à M. de Hallay qu’il pouvait se fier entièrement à lui ; néanmoins, soit qu’il ne voulût pas accepter le désavantage qu’il avait eu jusqu’alors dans le dialogue, soit que sa curiosité fût trop vivement excitée pour remettre à plus tard une explication, au lieu de se rendre à l’invitation de Joaquin, il reprit la parole.

— Señor, lui dit-il, si la nature m’a refusé la grandeur d’âme, elle m’a du moins accordé un jugement droit et sain. Or il m’est impossible de me rendre compte de l’intérêt que vous voulez bien me porter aujourd’hui, et du motif qui vous a fait vous mettre à ma recherche dans la seule intention de me sauver. D’amitié ? Il n’y en a jamais eu entre nous deux. De sympathie ? Pas davantage. Tout au contraire même. Je ne vous suivrai pas.

— Dieu veuille, pour vous, monsieur de Hallay, que vous n’ayez pas à vous repentir amèrement bientôt de votre obstination et de votre méfiance actuelles, car il est probable qu’elles vous seront fatales ! Chaque minute, chaque seconde qui s’écoule aggrave extrêmement votre position. Du reste, ce qui est écrit là-haut doit s’accomplir ici-bas. Parlez, que voulez-vous savoir ?… Surtout, soyez bref.

— Est-ce de vous-même que vous vous êtes mis à ma recherche ?

— Non, c’est Antonia qui m’envoie.

— Antonia !

— Oui ! la comtesse d’Ambron ! Ensuite ?