Aller au contenu

Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 5, 1856.djvu/5

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui ne montre pas ses, mains. Du reste, comme je ne suis ni un fantôme, ni une ombre, je ne disparaîtrai pas sans que vous vous en aperceviez. Rien ne vous presse.

— Soit, parlez, mais n’oubliez pas que si…

— Des menaces ! interrompit Joaquin Dick. Oh ! marquis, je ne vous reconnais plus ! Le contact de vos associés vous a nui considérablement. Les provocations à longues périodes et à pompeuses périphrases ne sont plus de notre siècle. Aujourd’hui, on s’explique en hommes d’affaires. Et puis, qui est-ce qui vous prouve que je suis votre ennemi ? Qui vous assure qu’en me rendant ici, je n’ai pas au contraire cédé au simple désir d’avoir de vos nouvelles ? C’est trop de modestie, marquis, de ne pas admettre que l’on puisse être inquiet de vous !

— Trêve de sottes railleries, señor Joaquin !… vous choisiriez, je vous en avertis charitablement, un mauvais moment pour plaisanter !

— Bah ! et pourquoi ?

— Parce que, si vous me fatiguez de vos vains propos, je perdrai patience !…

— Eh bien ! après ?

— J’élèverai la voix !

— Ce serait de mauvais goût ; mais enfin, je ne devine ni en quoi ni comment vos efforts de larynx aboutiraient à me punir de ma gaieté. Je serai quitte, si vous faussez, de me boucher les oreilles. Voilà tout.

— Vous croyez ? Voulez-vous que j’essaye ?

— Essayez, marquis. Toutefois, prenez garde que votre véhémente déclamation n’attire ici quelques-uns de vos nobles et braves associés !… Dame ! vous comprenez qu’il vous faudrait alors motiver à leurs yeux ma présence auprès de vous… et cela pourrait vous embarrasser… Les prétextes ne viennent pas toujours à point nommé… on ne les trouve souvent qu’en redescendant l’escalier !… Et tenez, j’ai mis le doigt sur la plaie… Votre étonnement m’apprend que vous n’aviez pas songé à cette difficulté, et que si vos aimables bandits étaient entrés à l’improviste dans votre tente, vous n’auriez su de quelle façon me présenter à leurs seigneuries.

— Si ceux que vous nommez mes associés, et que, moi, je nommerai, mes gens, accouraient à ma voix, votre présentation serait vite faite, señor Joaquin ! Je leur dirais : Cet homme s’est introduit ici pour m’assassiner. Emmenez-le et faites-en ce que vous voudrez.

— Ces paroles, d’un laconisme vraiment antique, ne manquent pas de grandeur !… On dirait un écho des Thermopyles ! Et que feraient-ils vos gens, puisque gens il y a ? Je parie, marquis, que vous ne devinez pas ce qui résulterait de cette présentation ?

M. de Hallay ne répondit que par un sinistre sourire.

— Il en résulterait, continua tranquillement le Batteur d’Estrade, que vous seriez fusillé demain matin, au point au jour. Oh ! mon Dieu ! c’est comme j’ai l’honneur de vous le déclarer… et fusillé, entendez-vous bien ? par vos propres gens, qui m’acclameraient ensuite, à votre place, pour leur chef. Ceci, marquis, n’est pas une sotte plaisanterie, c’est une réalité très-sérieuse dont il vous est fort facile de vous assurer, si bon vous semble. Pourtant, je crois que vous auriez tort de tenter cette expérience. Le parti le plus sage que vous ayez à suivre est celui de m’écouter.

La parole de Joaquin respirait une conviction si entière, si profonde, que M. de Hallay, malgré son intrépidité incontestable et sa rare audace, se sentit, sinon intimidé, du moins gêné.

Soit qu’ayant conscience de sa supériorité, il dédaignât prendre avantage de l’embarras de son ennemi, soit plutôt que, dans sa douloureuse incertitude, il eût hâte d’en arriver à ce qui concernait Antonia, le Batteur d’Estrade continua sans s’arrêter :

— Monsieur de Hallay, quand on traite une question de vie ou de mort, les délicatesses de langage sont hors de mise ; elles doivent disparaître devant la gravité de la situation. Ne voyez donc dans ce que je vais vous dire, ni l’intention de vous blesser, ni celle de vous accuser. Ce que je cherche avant tout, c’est la clarté.

Joaquin Dick fit une pause assez longue ; puis, d’une voix dénuée, du moins en apparence, de toute passion :

— Marquis, reprit-il, les papiers que vous avez volés à Evans, après l’avoir assassiné, n’indiquent que d’une façon fort obscure et très-inexacte l’endroit où sont enfermés et cachés les trésors dont la possession est la pensée de vos jours, le rêve de vos nuits, l’unique objet de votre expédition !… Une seule personne au monde a vu et touché ces trésors ! Cette personne, c’est moi, et je viens vous les offrir !

L’effet que cette déclaration produisit sur M. de Hallay fut immense. Il tressaillit comme s’il avait été atteint par une décharge électrique, et resta pendant plus d’une minute incapable d’articuler une syllabe.

Enfin, faisant un puissant effort sur sa stupeur :

— Vous connaissez ces trésors, señor Joaquin, répéta-t-il d’une voix à peine articulée, et vous venez me les offrir ?

La cupidité de M. de Hallay, qui, loin de protester contre l’accusation du meurtre d’Evans, l’acceptait au contraire sans hésiter, du moment où il était question d’or, fit sourire tristement Joaquin Dick ; cette cupidité féroce lui donnait bon espoir pour sa négociation, mais depuis que la Providence lui avait révélé d’une façon à la fois si miraculeuse et si inattendue l’innocence de sa Carmen, le spectacle des bassesses humaines l’affligeait, au lieu de le réjouir comme autrefois.

— Mais non, ce que vous me dites là est invraisemblable, reprit le marquis avec une extrême animation et sans attendre la réponse de son interlocuteur. Si vous connaissez ces trésors, c’est qu’ils sont à vous ; or, il n’y a personne sur la terre qui consentirait volontairement à se priver de millions en faveur d’un autre homme, et, à bien plus forte raison, quand cet homme est son ennemi !…

— Votre raisonnement est fort juste, monsieur, mais la base en est fausse. Ce n’est point une offre que je vous fais… c’est un marché que je vous propose !

— Un marché ?

— Marché, négociation ou échange, peu importe le mot ! La question est celle-ci : « J’ai besoin de vous et vous avez besoin de moi. » C’est donc une affaire à traiter : pas autre chose.

Un assez long silence suivit cette réponse du Batteur d’Estrade.

— Apprenez-moi, señor, reprit M. de Hallay, quel est ce service que vous estimez à un si haut prix ; en suite,