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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 1, 1866.djvu/17

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— C’est singulier ! Enfin, il faut en prendre son parti.

— Comment, il faut en prendre son parti ! Je consentirais fort volontiers à passer un bail de dix ans pour une vie semblable à celle que je mène depuis hier soir. Je n’ai, pour ainsi dire, pas cessé de manger ! Mais, à propos, comment se fait-il que vous rentriez si tard ? Avez-vous donc été enlevé par une fée ? Et nos faux-monnayeurs, avez-vous découvert leur repaire ? Racontez-moi vos aventures.

Je fis alors à Anselme le récit détaillé des divers événements de la nuit, mais j’eus toutes les peines imaginables à le convaincre de ma véracité. La résolution de notre commandant lui paraissait une chose tellement extraordinaire, qu’il s’imaginait que je voulais m’amuser aux dépens de sa crédulité.

— Allons, Monteil, me disait-il, vous improvisez, je l’avoue, à ravir ; seulement vos intrigues manquent de vraisemblance ! Quoi, vous voulez me persuader que le capitaine, qui n’est jamais si heureux que quand il est chargé d’une mission qui lui permet de molester les citoyens civils, va, après avoir mis trois jours d’une marche pénible et forcée pour se rendre à Chevrières, abandonner tout à coup le village ! Il faut, pour me conter de pareilles sornettes, que vous ayez une bien mauvaise opinion de mon intelligence.

Anselme achevait à peine de prononcer ces paroles, quand le son du tambour, battant le rappel, arriva jusqu’à nous.

Un quart d’heure plus tard, la compagnie était réunie, et notre commandant nous ordonnait de nous mettre en marche. Je ne puis dire l’étonnement profond que ressentirent mes camarades ; quant à l’officier, il était d’une grande pâleur et semblait fort préoccupé.

— Je consens à ce que le diable m’emporte, me dit Anselme à demi-voix, s’il ne s’est pas passé quelque chose de grave et de mystérieux cette nuit, qui aura dû vivement impressionner notre capitaine… Regardez donc son air abattu ; on dirait un condamné à mort qui marche à l’échafaud ! Je donnerais volontiers un mois de ma paie, — si on nous payait ; — pour connaître le fin mot de ce mystère !

La curiosité d’Anselme, du moins au moment où j’écris ces lignes, n’a pas encore été satisfaite.

Pendant notre retour à Saint-Priest, nous arrêtâmes quelques pauvres diables de vagabonds, que notre capitaine jugea être des insoumis ; grâce à ces captures, dont je ne discuterai pas la légalité, notre expédition eut l’air de ne pas avoir été inutile, et il ne fut plus question de Chevrières.

Je m’étais promis, en commençant cet ouvrage, de ne plus jamais y ajouter ni en retrancher une ligne ; je vais cependant manquer, aujourd’hui 10 mars 1843, à cette résolution.

En relisant le récit de notre séjour à Chevrières, je me rappelle encore, comme si cinquante ans ne s’étaient pas écoulés depuis lors, des efforts d’imagination que je fis pendant longtemps pour tâcher d’expliquer les événements mystérieux qui l’avaient marqué. C’est cette explication qui présente, si je ne me trompe, un des épisodes les moins connus et les plus curieux de la révolution, que je vais donner au lecteur.

Lorsque Louis XVI fut prisonnier, les habitants de Chevrières résolurent d’élire un régent, qui devait représenter pour eux le monarque détrôné, et ils choisirent un nommé Jacques, le plus riche propriétaire de leur village, pour occuper cette position élevée. Ce Jacques, dont j’étais loin de me douter, lorsque le hasard me mit en relation avec lui, de la haute position, avait une certaine éducation, et était réellement un homme supérieur.

Lors de la mort de Louis XVI, M. Jacques reçut le titre de roi.

Le roi de Chevrières, pris au sérieux par ses électeurs, déploya dans sa petite sphère une grande énergie pour combattre la révolution, où du moins pour lui ravir des victimes.

Les États de Chevrières, organisés par lui d’une façon réellement remarquable, devinrent un lieu de refuge pour tous les royalistes.

Voici quelques détails qui, je le crois, présentent un assez vif intérêt sur cette organisation.

D’abord, il créa une garde royale, non pour défendre où escorter sa personne, mais pour veiller à la sûreté des proscrits qui se trouvaient dans Chevrières. Ces gardes, placés en sentinelles à tour de rôle sur les sommets des montagnes les plus élevées, avaient pour mission de surveiller les mouvements de l’ennemi. Une troupe de bleus ou bien un personnage suspect se dirigeaient-ils vers Chevrières, vite un signal avertissait les habitants de l’approche d’un danger, et chacun alors se mettait sur ses gardes.

Les jeux et les danses, si l’on était en fête, et l’on y était presque toujours dans ce village qui contenait tant d’oisifs appartenant aux hautes classes de la société, les jeux et les danses, dis-je, étaient interrompus, et un silence lugubre régnait aussitôt à Chevrières, dont les habitants se réfugiaient dans de vastes souterrains.

Toutes les maisons communiquaient entre elles par des passages secrets qui conduisaient aux souterrains dont je viens de parler, et ces passages avaient pour point central la demeure du roi. Il était difficile qu’avec de telles ressources les proscrits réfugiés à Chevrières tombassent entre les mains de leurs persécuteurs.

En outre de l’autorité absolue que le roi paysan exerçait sur ses sujets, il possédait encore des alliés dans tous les pays environnants ; ses ramifications avec les villages de Saint-Martin-d’en-Haut, de Montcellier et de Monsuire, qui, par leur situation élevée, étaient à même de signaler l’approche de l’ennemi, lui offraient un précieux concours.

Rien de chevaleresque et d’attendrissant comme l’arrivée d’un fugitif à Chevrières. On célébrait d’abord sa venue par des réjouissances et des actions de grâce, puis on procédait ensuite à son affiliation. Cette affiliation se faisait devant les autels, à la suite d’une messe que célébrait, dans quelque grotte obscure, un prêtre également proscrit.

Le réfugié, après s’être engagé par un serment solennel à ne jamais trahir ses frères persécutés, était ensuite inscrit sur le registre d’honneur qui composait à lui seul les archives mystérieuses de la royauté de Chevrières.

Enfin, on s’occupait, pour plus de sûreté, de l’éducation du nouveau venu ; on le mettait à l’école du patois. Cette école, qui se tenait dans un des souterrains du village, était dirigée par monsieur, ou le frère du roi, l’initié surnuméraire, en vue de la sûreté commune, observait la plus rigoureuse réclusion jusqu’à ce qu’il fût familiarisé entièrement avec le langage des naturels du village.

Son instruction, achevée, c’est-à-dire, lorsque son accent étranger avait complètement disparu et fait place au plus pur patois, on lui remettait un habit de bure, et il était alors définitivement admis au nom des sujets du roi de Chevrières, qui répondait de lui et lui conférait tous les droits appartenant aux habitants du hameau.

Cette vie pastorale parut si douce à quelques-uns des proscrits, que plusieurs finirent par se fixer à tout jamais, à la rentrée des Bourbons, sur cette terre qui, pendant l’empire de la Terreur, avait été pour eux si généreuse et si hospitalière.

« Heureux dans les limites de son royaume, le roi de Chevrières ne les franchit que rarement ; il ne perdit jamais de vue ses montagnes, La seule occasion où il s’en soit éloigné en temps de paix, méritait bien une exception. Ce fut à