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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 1, 1866.djvu/27

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étiez malades, vous manqueriez des remèdes que je vous donne ; que si vous aviez froid, ayant brûlé mes arbres, vous ne trouveriez pas pour vous chauffer ces amas de fagots que je laisse sous mes hangars à la disposition de ceux qui en ont réellement besoin.

« En un mot, vous détruiriez votre château, vos propriétés, vos richesses ! Vous voyez que votre mauvaise action serait non-seulement un crime, mais, qui pis est, une grosse sottise, au point de vue de votre bien-être et de vos intérêts. » Voilà, mon cher monsieur, poursuivit le comte, le langage que je tins à mes paysans, et ils le comprirent.

— Ah ! monsieur, m’écriai-je, votre conduite a été admirable ! Chaque fois que l’on s’adresse aux sentiments nobles et généreux du peuple, on est sûr d’en être écouté et compris !

— Je ne partage nullement votre opinion, me répondit le comte, en accompagnant ces paroles d’un sourire plein de finesse et de profondeur. Il ne faut jamais, au contraire, en appeler à la générosité du peuple, mais bien s’adresser toujours à sa logique et à son intérêt. Les masses ne tiennent jamais compte des intentions ; elles n’apprécient et ne comprennent que les faits : on ne peut dominer le peuple que par le bien-être matériel. Pour moi, la stabilité des pouvoirs à venir est là ! Sauront-ils jamais apprécier l’importance de cette question ? C’est ce que j’ignore !

À présent, pour en finir avec ces éclaircissements, je dois avouer que j’ai été récompensé de mon bon sens par une heure d’un bonheur ineffable.

Lorsque la loi sur la destruction des titres féodaux a été publiée, j’ai voulu éprouver mes anciens vassaux et essayer mes forces. Je fis donc porter mes archives à la municipalité. Une heure après, une charrette, couverte de branchages et de verdure, s’arrêtait, entourée et accompagnée par tous les paysans, à la porte de mon château ; cette charrette contenait mes parchemins, que l’on me rapportait intacts. Ma foi ! à quoi bon le cacher, j’ai éprouvé en ce moment une émotion irréfléchie et délicieuse… J’ai pleuré…

— Ah ! je conçois ces larmes, m’écriai-je attendri par le récit de mon hôte. Eh bien ! prétendrez-vous encore que le peuple ne possède pas la mémoire du cœur ?…

— Certainement, que je le prétends ! continua-t-il. Dans cette ovation, qui m’était décernée, il entrait peut-être bien un peu de reconnaissance ; mais l’intérêt était le sentiment qui y dominait…

— Comment cela ? Je ne vous comprends pas.

— C’est bien simple : mes paysans, sans se rendre compte au juste de ce calcul, avaient réfléchi que, se trouvant parfaitement heureux avec moi, que possédant pour ainsi dire dans ma personne un homme d’affaires, probe, fidèle et dévoué, il était de leur intérêt, pour jouir de la continuation de ce bonheur, de me conserver à tout prix. Or, comme la marque de sympathie qu’ils me donnaient devait, à leurs yeux, assurer ce résultat, et qu’au fond elle ne leur imposait aucune peine et aucun sacrifice, ils s’étaient empressés de saisir l’occasion. Voilà le fin mot de mon triomphe. Je voudrais, quant à moi, si jamais je devenais le pouvoir, faire trembler les mécontents et les opposants à la menace de ma retraite !…

— Vous voulez vous montrer à moi, monsieur, dis-je à mon hôte, beaucoup plus sceptique que vous ne l’êtes…

— Non, parole d’honneur. Ce que je vous dis, je le crois. Mais je m’éloigne du sujet de notre conversation, ou, pour être plus exact, des explications que vous désirez ! N’ayant rien à redouter de mes paysans, qui savaient que leur bien-être était attaché à ma tranquillité, j’avais encore à redouter les nouvelles autorités révolutionnaires. Ma foi, je ne vous le cacherai pas, j’ai employé auprès d’elles, toujours par suite de mon système, les moyens d’une corruption indirecte. J’ai mêlé leurs intérêts aux miens.

La fille du maire, par exemple, est fiancée à un homme