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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 1, 1866.djvu/44

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en ce moment Pistache en voulant se mettre à la poursuite des fuyards.

— Arrête, citoyen, lui dis-je en le saisissant fortement par le bras, je ne veux pas que tu voies cette jeune fille.

— Tu ne veux pas, répéta Pistache d’un ton moitié plaisant, moitié sérieux ; sais-tu que tu t’exprimes avec une singulière autorité.

— L’autorité que donne la jalousie. Si tu te fâches, tant pis pour toi. Je me moque de ta colère. Je ne veux pas, je te le répète, que tu voies cette jeune fille, et tu ne la verras pas.

— Ah çà ! c’est donc une suspecte qui se cache ?

— Nullement. C’est au contraire moi qui la cache ! Oh ! tu as beau prendre ton air innocent, citoyen Pistache, je te connais, et cette hypocrisie ne te servira de rien. Je sais parfaitement que tu marches sur les traces du grand don Juan. Or, je te le répète, je suis jaloux…

En entendant cette déclaration, Carotte-Pistache sourit avec une expression de fatuité tellement ridicule qu’il en devint hideux, et d’une voix joyeuse qui montrait tout son contentement :

— Ne crains rien, me dit-il d’un ton protecteur, là liste de mes victimes est assez bien remplie pour que je ne tienne pas à y ajouter un nom de plus… ce serait un grain de sable dans le désert.

Tout ce que l’on rapporte sûr ton compte est donc vrai ?

— C’est-à-dire qu’on ne sait pas la vingtième partie de mes succes !… Mais, tiens, veux-tu m’accompagner chez moi ?… nous causerons plus à notre aise.

— Soit, lui répondis-je, curieux d’étudier plus à fond ce type de cynisme, et de savoir à quoi m’en tenir sur cet homme singulier, allons chez toi !


XII

Le citoyen Carotte-Pistache passa son bras dans le mien, et il me fut facile de m’apercevoir, à la pesanteur et à l’irrégularité de sa marche, qu’il était en proie à une vive excitation bachique : je me réjouis intérieurement de cette découverte, qui me promettait une plus grande franchise de sa part.

L’appartement occupé par le citoyen Pistache était situé dans une des plus vieilles maisons et l’une des rues les moins fréquentées d’Avignon.

— Vraiment, citoyen, lui dis-je, après avoir gravi, non sans peine, l’escalier sombre, tortueux et étroit qui conduisait à sa tanière, je m’étonne qu’un des élus du peuple puisse loger dans un semblable taudis.

— Que tu es jeune ! s’écria-t-il en éclatant de rire. Tu ne connais donc rien à la vie ?

— Pourquoi dis-tu cela ?

— Parce que si tu possédais la moindre expérience des hommes et des choses, tu saurais qu’ici-bas l’on ne juge presque jamais que d’après l’apparence, et que tu ne t’étonnerais pas alors de me voir demeurer dans un pareil chenil.

— Je ne te comprends pas !

— Quoi, tu ne comprends pas que ma profession étant celle de patriote, et que mon crédit ne s’appuyant que sur la guerre que je fais aux classes heureuses de la société, dont le luxe est envié par les pauvres, je serais perdu demain si je me laissais entraîner à suivre l’exemple de ceux que je combats ! Que penserait de moi la foule, en m’entendant prêcher du haut d’un somptueux balcon l’égalité des conditions et le partage des biens ? que je suis un hypocrite ambitieux et un traître ! Non, je ne suis pas si simple ! Pour donner de l’autorité à ma parole, je dois avant tout passer moi-même pour une victime. Il faut que le peuple croie qu’en défendant ses droits je défends les miens ; qu’en exécutant ses vengeances je me venge aussi ; en un mot, que nos intérêts sont semblables et communs : de là vient seulement la confiance que je lui inspire. Ce logement, si sombre et si délabré, dont l’apparence misérable et glacée t’effraie, me sert donc à dissimuler ma vie secrète et mes goûts intimes, de même que le manteau troué de Diogène lui servait à cacher son orgueil. Au reste, rassure-toi ! Malgré ses murs lézardés, ses carreaux brisés, ses fenêtres étroites et sombres, mon logement n’est pas aussi dénué de toutes ressources qu’il en a l’air. Regarde un peu mon cabinet de travail, réduit mystérieux où personne, — je parle des patriotes, ne pénètre. Tu conviendras sans doute que c’est un endroit convenable pour la rêverie.

Le citoyen Pistache, en parlant ainsi, poussa un ressort caché dans la muraille : une porte, dont je n’aurais jamais soupçonné l’existence, tant elle était adroitement encaissée dans une vieille boiserie, s’ouvrit aussitôt, et j’aperçus un spectacle auquel, certes, j’étais loin de m’attendre, c’est-à-dire le boudoir le plus coquet que l’on puisse imaginer, et digne en tout point de la plus fastueuse petite-maison d’un ci-devant.

Une lampe d’albâtre suspendue au plafond projetait sur un riche ameublement de velours, disposé avec un goût parfait, une lueur douce et tendre, qui donnait un suprême cachet d’élégance à ce mystérieux retiro.

— Tu vois, me dit le citoyen Pistache, après avoir joui pendant quelque temps de mon étonnement, que je ne suis pas aussi misérable et aussi à plaindre que tu voulais bien le croire. Buvons à la santé de mes amours !

Le membre du comité révolutionnaire retira alors d’une magnifique armoire, qui avait dû sortir jadis des mains de Boulle lui-même, un flacon de forme qui m’était inconnue, et plaçant deux verres du plus pur cristal de Bohême devant nous, il les emplit d’une liqueur qu’il me désigna, et dont le nom, que j’entendis alors prononcer pour la première fois, m’échappe en ce moment.

— À la santé de mes amours ! répéta-t-il d’une voix enrouée qui trahissait une récente orgie.

Après que je lui eus fait raison, le citoyen Pistache se jeta lourdement sur un délicieux tête-à-tête, allongea ses jambes comme un homme fatigué, et se tournant de mon côté :

— Mets-toi à ton aise, me dit-il, et causons.

Je pris un fauteuil, je m’assis en face de lui et il reprit aussitôt :

— Tu craignais ce soir que je ne voulusse t’enlever ta conquête, me dit-il ; ah ! pauvre ami, combien tu me connais peu ! Cette femme que tu as soustrait à mon regard était probablement, du moins elle m’a paru telle, quelque jeune et jolie grisette, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est cela même, tu as deviné juste !

— Eh bien ! mon cher adjudant, tu sauras pour ta gouverne à venir qu’une fille du peuple, fût-elle douée de la plus fabuleuse beauté qui ait jamais existé sur la terre, n’obtiendra de moi ni un regard ni un sourire ! Cela semble t’étonner ! Oh ! c’est que tu ne me connais pas encore ! J’ai cinquante-deux ans aujourd’hui, mais tu ne contesteras pas que j’ai été jeune, n’est-ce pas ? Or, si tu avais l’histoire de ma jeunesse… Au fait, pourquoi ne te la raconterais-je pas ?

— Tu me ferais vraiment plaisir.

— Quand j’étais jeune, vois-tu, adjudant, mon plus grand défaut, — et je puis faire d’autant mieux cet aveu aujourd’hui que mon caractère a complètement changé, — mon plus grand défaut donc, quand j’étais jeune, était une vanité et un amour du luxe effrénés. Tu concevras sans peine qu’a-