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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 1, 1866.djvu/46

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fait six voix sur neuf dont je dispose. Tu vois qu’à vrai dire je suis le seul et unique maître de la ville, et quand je crie : Vive la révolution ! c’est absolument comme si je criais : Vive moi, Pistache-Carotte Marcotte !

— Vraiment, citoyen, je ne puis trop applaudir à ton esprit. À présent, laisse-moi te remercier de ton hospitalité et prendre congé de toi, car il se fait tard et tu dois avoir besoin de repos.

— Le fait est que ma journée a été assez bien remplie. À revoir. Tu es jeune, discret, aimant le plaisir, et de passage dans la ville, aussi me conviens-tu sous tous les rapports. Je l’attends demain sans faute. Me promets-tu de venir ?

— Certainement que je te le promets !

Le citoyen Pistache me tendit alors sa main, dont la pression me causa le même dégoût que si j’eusse été en contact avec un reptile ; puis je me hâtai de descendre dans la rue, j’avais hâte de respirer l’air pur de la nuit.

Le lendemain, je me trouvais de service au quartier, quand le grand patriote Pistache-Carotte me fit demander.

— Cher ami, me dit-il avec un certain embarras, je viens te chercher pour dîner. Le comité révolutionnaire, à qui j’ai parlé de toi, m’a chargé de t’inviter à un grand repas qui doit le réunir aujourd’hui. Tu ne peux refuser.

— Je ne demanderais pas mieux que de t’accompagner, si cela m’était possible, mais je ne puis ; je suis de service…

— Une belle excuse, vraiment ! Le premier devoir d’un citoyen n’est-il pas d’obéir aux représentants du peuple ?

— Je ne dis pas le contraire ; seulement cette excuse n’empêcherait pas mon commandant de m’infliger les arrêts forcés…

— Où est-il, ton commandant ? C’est donc un fédéraliste ? Attends un peu, je vais aller lui parler, moi !

Le citoyen Carotte-Pistache me quitta aussitôt, et revenant une minute plus tard :

— Ton commandant est un bon patriote, me dit-il ; il a tout de suite apprécié ma démarche, et il te donne congé jusqu’à demain. Allons !

Je suis encore à me demander, en écrivant ces lignes, comment je pus, en l’an II de la République, fréquenter un aussi abominable gredin que l’était le Pistache ! Il y avait certes dans ma conduite un grand fonds de curiosité, mais enfin ce Pistache m’apparaissait tel alors que je le vois aujourd’hui, c’est-à-dire comme le type du vice poussé jusqu’à la dernière puissance, et je ne voudrai pour rien, à présent que le Directoire nous a rendu la sécurité et la paix, toucher la main d’un homme semblable ! D’où vient donc ma faiblesse d’alors ? C’est, si je ne me trompe, qu’il y eut un moment sous la Terreur, où les honnêtes gens, à force d’assister à des spectacles horribles, perdirent sinon leur sens moral, du moins leur sensibilité ! Tout en condamnant énergiquement en soi-même l’assassinat et la violence, on était tellement accoutumé à ces déplorables excès qu’on ne les remarquait plus : ils étaient passés à l’état chronique.

Le citoyen Pistache, dès que nous fûmes hors du quartier, remit sur le tapis la conversation de la veille. Je compris à son regard oblique et à certaines questions ambiguës, qu’il regrettait d’avoir été aussi loin avec moi et qu’il se reprochait son imprudence. J’eus l’air de ne point m’apercevoir de ses craintes, et fis en sorte, par mes réponses, de calmer son inquiétude, car le citoyen Pistache valait la peine, au point de vue du mal dont il était capable, d’être ménagé.

— Je dois à présent aller faire ma tournée à la maison de réclusion, me dit-il, accompagne-moi, je te promets de ne pas être long. Je trouve que les aristocrates sont toujours assez bien, et je ne m’arrête jamais aux plaintes qu’ils m’adressent.

La maison de réclusion d’Avignon avait été anciennement un couvent de Cordeliers.

Elle pouvait contenir, où pour mieux dire elle contenait, car il faut avouer qu’ils étaient un peu entassés les uns sur les autres, près de deux cents détenus.

— Vois-tu cette statue de saint François qui est là sur la porte ? me dit Pistache, c’est moi qui l’ai fait décapiter. Je trouve cette enseigne excellente et significative. Sa vue rappelle aux incarcérés le sort qui les attend.

Nous entrâmes alors dans un vestibule voûté, terminé par une grille de fer qui s’ouvrit devant le grand Pistache. À gauche se trouvait une porte surmontée d’une tablette en pierre noire, à moitié brisée et sur laquelle on apercevait les mots latins ad cœlos, qui terminaient une inscription dont le reste manquait. Au-dessous de cette tablette, était accrochée une planche de bois qui portait en grosses lettres : Corps-de-garde.

On appela alors mon compagnon de dedans le corps-de-garde, et je m’amusai, resté seul, à lire la consigne qui était affichée sur le mur. Je la reproduis textuellement :


« Mort aux traîtres ! les sergents, caporaux où commandants de poste ne laisseront entrer ou sortir personne sans une permission signée de deux membres du comité révolutionnaire.

« Ils veilleront à ce qu’il ne soit glissé dans les comestibles portés aux détenus ni lettres, ni billets, ni papiers, ni avis.

« La ronde sera faite cinq fois par jour.

« Tous les matins, à neuf heures, le commandant du poste viendra faire son rapport au comité.

« Signé : Églantine Dubois,
« président. »


J’achevais de copier cette consigne sur mon carnet, lorsque Pistache vint me retrouver,

— Regarde donc tous ces aristocrates qui montrent leurs têtes à travers les barreaux des fenêtres de leur prison encombrée de provisions de viande et de légumes, me dit-il ; j’espère que nous ne les laissons pas mourir de faim, ces maudits suspects ! Après tout, il faut avouer qu’avant qu’ils n’aient eu le temps de consommer ces provisions nous les envoyons ordinairement faire un tour à la guillotine !

Mon ami Pistache me quitta de nouveau pour procéder à la visite des chambres, et je me trouvai seul au milieu d’un immense corridor. Bientôt, au bruit de mes pas retentissants sur les dalles sonores, je vis apparaître, craintive et tout effarouchée, la jolie petite tête blonde d’un enfant qui s’était blotti dans un angle obscur.

Je lui souris avec bonté et appelai par un signe amical de la main.

L’enfant, après avoir hésité pendant quelques secondes, se décida enfin à venir à moi, et sa frayeur se dissipant bientôt, il ne tarda pas à jouer avec le fourreau de mon grand sabre.

— Eh ! mes amis, montrez-vous donc ! le militaire n’est pas méchant ! s’écria-t-il peu après.

À cet appel, une dizaine d’autres tout jeunes enfants des deux sexes, qui se tenaient blottis dans les embrasures des croisées, apparurent subitement, et rassurés par l’impunité acquise à la hardiesse de leur camarade, m’entourèrent avec curiosité.

— Comment vous trouvez-vous ici, mes amis ? leur demandai-je.

— Ce sont nos parents qui n’ont pas été sages, me répondit le plus âgé d’entre eux, un joli petit bambin qui pouvait