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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 1, 1866.djvu/5

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— Mon cher Alexis, me dit-il, votre père et moi avons eu le grand tort de croire plutôt à notre infaillibilité qu’à votre logique ; à présent, que le mal est irréparable, il ne vous reste plus qu’à le supporter en homme de cœur.

— Quoi ! m’écriai-je, vous me conseillez de partir ?

— Certes ! voudriez-vous donc vous mettre en rébellion contre la loi ?

— Vous appelez cette mesure odieuse et tyrannique une loi ? Je ne vois là, moi, qu’une monstruosité sans nom !

— Vous avez doublement tort, en votre qualité de citoyen et de révolutionnaire. La révolution étant donnée, cette loi me semble aussi juste qu’indispensable : elle doit sauver la France de l’étranger.

— Le despotisme, de quelque part qu’il vienne, me trouvera toujours pour ennemi et disposé à lui résister, mais là n’est point pour le moment la question. Je ne puis rester chez moi et compromettre ma famille par ma résistance. Voulez-vous m’accorder l’hospitalité et me permettre de demeurer caché chez vous jusqu’à ce que l’orage soit passé ?

— Je vous ai fait mes observations et je n’ai rien à ajouter à ce sujet. Quant au refuge que vous me demandez, c’est là une chose qui ne se refuse pas. Personne ne vous a vu venir chez moi ?

— Personne !

— C’est bien, je m’en vais de ce pas rassurer votre famille sur votre absence.

Pendant les trois premiers jours que je restai caché chez l’ancien procureur du roi, il ne fut pas une seule fois question entre nous de politique. Mon hôte savait respecter l’hospitalité. Le quatrième jour, au matin, je dormais d’un profond sommeil lorsque je le vis entrer brusquement dans ma chambre ; il avait l’air fort ému.

— Alexis, me dit-il vivement, un plus long séjour dans ma maison vous rendrait criminel, il faut que vous partiez à l’instant.

— Que s’est-il donc passé ? lui demandai-je avec un sentiment d’effroi dont je ne pus me rendre compte.

— Il s’est passé que, hier, un messager envoyé par le capitaine des réquisitionnaires est venu vous réclamer chez votre père, et que sur la réponse de ce dernier que vous étiez absent, les jeunes gens de la ville, atteints comme vous par la nouvelle loi, se sont rendus ce matin, escortés de leurs parents et des patriotes exaltés, pour opérer une perquisition chez mon pauvre ami et vous enlever de force.

— Ah ! mon Dieu, m’écriai-je avec désespoir et en me jetant en bas de mon lit, je vois à présent combien ma con- duite est coupable !… Exposer ainsi mes bons parents aux outrages de la multitude… Ah ! je cours…

— Modérez-vous, le danger est maintenant passé, mais l’action a été chaude,

Votre père, malgré son grand âge, et sa haute réputation de probité, a eu beau jurer que vous étiez absent, que jamais votre intention n’avait été de vous soustraire à la loi, que vous étiez un ardent patriote, et qu’il engageait sa parole d’honneur que le jour du départ venu, vous vous trouveriez à votre poste, on refusait de le croire et la foule, qui n’aime pas à se déranger pour rien, s’obstinait à vouloir briser les portes et à incendier la maison.

— Ah ! mon Dieu ! m’écriai-je en pâlissant, que ma pauvre famille a dû souffrir… Mais, au nom du ciel, comment tout cela s’est-il terminé ?

— Par l’arrivée de votre oncle le patriote, qui a harangué la foule, et lui a débité, en prose, une hymne sur la liberté !

L’ancien procureur du roi achevait à peine de prononcer ces paroles, lorsque mon père, suivi de ma mère et de mes sœurs, entra dans ma chambre et se précipita dans mes bras.

— Viens vite nous rejoindre au salon, me dit-il, le premier moment d’effusion passé, Il faut que nous prenions, sans plus larder, un parti décisif.

Je me hâtai de m’habiller, et cinq minutes plus tard, je descendis au salon où je trouvait ma famille assemblée en conseil : mon oncle le patriote occupait le fauteuil de la présidence.

— La parole est au citoyen Monteil père, dit-il avec gravité en me voyant entrer. Je recommande au public d’observer le silence.

— L’affaire qui nous réunit est aussi triste que simple, dit mon père en se levant. La révolution, sous prétexte de combattre la tyrannie, veut envoyer mon fils à la boucherie, tandis que mon fils, lui, désire rester tranquille parmi nous, épouser celle qu’il aime, et vivre en citoyen paisible. La conduite d’Alexis me semble donc toute tracée : il doit résister à la mesure arbitraire décrétée par la Convention.

Un murmure approbateur accueillit l’opinion émise par non père. L’ancien procureur du roi reprit la parole à son tour :

— Je ne viens pas, dit-il, discuter le décret sur la réquisition que la Convention a rendu le 23 août ; je ne veux considérer ce décret que comme un fait, et déterminer, ce fait étant acquis, ce qu’il convient de faire. Je crois, quant à moi, qu’il n’y a pas à hésiter dans son propre intérêt comme dans celui de sa famille ; je conseille à notre jeune ami de partir…

À ces paroles, ma mère se leva vivement et voulut répondre à l’orateur ; mais mon oncle le président la contraignit à se rasseoir, et le procureur du roi continua :

— Je conçois que ce conseil froisse de prime-abord le cœur d’une mère ; malheureusement, il ne s’agit pas ici d’une question de sensibilité ou de sentiment, mais de logique. Or, si Alexis se révolte contre la loi, voici ce qui arrivera fatalement : d’abord, son père sera incarcéré, sa mère et ses sœurs devront prendre la fuite, et les biens de la famille seront confisqués au profit de la nation.

J’admets à présent que vous vous résigniez à ces malheurs, et qu’Alexis lui-même consente à accepter de vous ce dévouement insensé, sa position personnelle en deviendra-t-elle meilleure ? Nullement, au contraire ; traqué comme une bête féroce, sans un abri pour reposer sa tête, sans une heure de sommeil pour réparer ses forces, la vie se changerait pour lui en supplice de toutes les secondes, et la chance la plus favorable qui lui resterait alors serait d’être fusillé le plus tôt possible et avant d’avoir longtemps souffert !

— Je ne me serais jamais attendu à trouver tant de bon sens dans un ennemi de la République ! s’écria mon oncle avec chaleur. Le citoyen a parlé d’or, et je ne devine pas trop ce qu’on pourrait lui répondre.

— Il n’y a rien à répondre, mes chers parents, dis-je avec fermeté. J’ai laissé, par respect, mon père exprimer son opinion, mais ma résolution de partir comme volontaire a toujours été irrévocable.

— Très-bien ! mon neveu, dit mon oncle, j’aime à te voir ces sentiments républicains ; au reste, compte sur moi. Je m’arrangerai de façon, si la vie militaire ne convient pas à ta nature, à te libérer du service d’ici à quelques mois. En attendant, je t’enverrai des lettres de recommandation pour les plus éminents patriotes des villes où tu tiendras garnison. Je ne crains qu’une chose, c’est que ton nouveau sort ne te paraisse si heureux que Lu ne puisses te décider à nous revenir.

Huit jours plus tard, dès quatre heures du matin, tout le monde était sur pied dans la maison ; je crois pouvoir assurer que personne n’avait dormi dans la nuit, car ce jour était celui fixé pour le départ des volontaires.