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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/10

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dues, à l’instar des Romains sur le gazon, et se donnant toutes les peines du monde pour paraître à leur aise.

Les couverts et les serviettes manquant, il faisait beau voir les doigts des convives plonger dans les plats liquides, tandis que le brouet inondait leur visage ! Et puis, à chaque instant, c’étaient des soupières renversées par les pieds des voisins placés au-dessus de vous, des cris poussés par les jeunes filles dont les toilettes avaient à souffrir de ces accidents, des gémissements des vieillards que leurs rhumatismes empêchaient de se tenir dans cette position verticale, enfin un pêle-mêle et une confusion dont on ne peut se faire une idée, et qui eût à coup sûr inspiré le crayon de Callot.

Le banquet terminé, nous nous levâmes de dessus le gazon, et un bal champêtre clôtura cette belle journée.

Le surlendemain, dans l’après-midi, j’arrivais à Avignon. Mon premier soin fut de me rendre chez mon ancien hôte, le brave Marcotte ; mais, à ma grande surprise, je trouvai sa maison déserte et abandonnée.

Je me retirais assez désappointé, lorsqu’un libraire, qui demeurait en face, m’appela :

— Citoyen adjudant, me dit-il en me faisant entrer dans sa boutique, n’êtes-vous pas ce même militaire qui a demeuré assez longtemps chez Marcotte !

— Vous ne vous trompez pas ! Mais qu’est donc devenu mon ancien hôte ?

— Hélas ! le pauvre homme est en fuite !

— En fuite ! et pourquoi donc, je vous prie ?

— Mais parce que son cousin Pistache-Carotte l’a dénoncé au comité du salut public !

— Que m’apprenez-vous là ! Au fait, une pareille infamie, venant de Pistache, ne doit pas m’étonner !…

— Dame ! le citoyen Pistache-Carotte aimait la fille de son cousin, la jolie Mathilde, et comme celle-ci ne répondait pas à sa passion, il en est résulté que le père Marcotte s’est vu métamorphosé tout à coup en un conspirateur dangereux.

— Je reconnais bien là les moyens qu’emploie cet infâme Pistache ! Ma foi, tant pis, quoique cette affaire ne me regarde pas, je n’en profiterai pas moins de mon séjour à Avignon pour exprimer de nouveau au Pistache le mépris profond qu’il m’inspire. Savez-vous s’il demeure toujours au même endroit ?

— Citoyen, me répondit le libraire après avoir regardé autour de lui si personne ne pouvait l’entendre, si j’ai un conseil à vous donner, c’est celui de repartir au plus vite d’Avignon ; l’on ne vous a donc pas écrit ce qui s’est passé ici, à votre sujet, après votre départ…

— Non, je reçu aucune lettre !

— Eh bien, sachez, citoyen, que vous avez été dénoncé au comité révolutionnaire comme étant le complice et l’agent de plusieurs émigrés et fédéralistes. L’on a même demandé votre mise immédiate en accusation et votre arrestation.

Cette nouvelle, à laquelle j’étais loin de m’attendre, me causa, je ne le cacherai pas, une certaine émotion.

— Et comment le comité révolutionnaire a accueilli cette dénonciation ? demandai-je au libraire avec vivacité.

— Il s’est trouvé un citoyen qui a pris votre défense, en prétendant qu’il y avait lâcheté à accuser un homme qui combattait les satellites des tyrans, et dont le sang coulait peut-être en ce moment même pour la patrie ! Ces paroles ayant soulevé des applaudissements, le comité révolutionnaire a passé à l’ordre du jour. N’importe, je crois, je vous le répète, que vous feriez sagement en vous éloignant au plus vite d’Avignon.

Je remerciai le libraire de son renseignement et lui promis de suivre son conseil. En effet, je partis le soir même à la tombée de la nuit.

Le surlendemain j’étais à Nîmes.

L’hôtel du Faisan-Doré, où je fus me loger en arrivant à Nîmes, avait pris le nom, depuis le triomphe de la révolution, d’hôtel de la Fraternité. Jadis, me dit-on, il n’était guère fréquenté que par les voyageurs riches ; lorsque je vins y demeurer il ouvrait ses portes à toutes les classes de la société. Les chambres, indistinctement livrées, quelle que fût la richesse de leur ameublement, aux premiers arrivants, présentaient un désordre complet ; enfin une seule table et une même nourriture existaient pour tous les habitués et les voyageurs.

Je dois constater ici une observation qui devenait de jour en jour plus frappante, c’est-à-dire que le niveau de l’égalité effaçait de plus en plus les distinctions des classes de la société.

Les bourgeois, les demi-bourgeois, les artisans et les journaliers, revêtus de la même carmagnole, et parlant à peu près le même langage, se reconnaissaient difficilement les uns des autres. Si le mot « citoyen, » considéré comme une redondance inutile, ne s’employait guère plus, en revanche le tutoiement, même entre les âges les plus extrêmes, même entre les sexes différents, était devenu plus commun, presque général.

La mode elle-même, cette déesse si capricieuse et si fantasque, avait fini par courber sous le joug de l’égalité son indomptable légèreté : les habillements de date récente présentaient, à quelques propriétaires qu’ils appartinssent, la même coupe dans la forme, la même qualité dans l’étoffe. Plus de linge fin, de poudre, de perruques, de chaussures élégantes, de chapeaux de prix, plus d’habits de deuil.

Quant aux liaisons intimes, aux relations de société, il n’en était plus question. Chacun rendu d’un égoïsme féroce, car chacun craignait pour soi, ne songeait qu’à dérober sa tête à l’échafaud. Les événements extraordinaires et les catastrophes épouvantables, en devenant des faits journaliers et communs, avaient émoussé la sensibilité des cœurs. Il est un chapitre que je ne veux qu’effleurer, pour compléter ce tableau, le chapitre des mœurs. On ne peut s’imaginer à quel point la démoralisation a envahi aujourd’hui la France ! Toutes les familles dispersées à l’aventure par la persécution ou par la peur laissent, hélas ! derrière elles, sans ressources et sans appuis, de pauvres jeunes filles qui ne demanderaient qu’à être de chastes épouses, des mères dévouées, et qui tombent vaincues par la misère ! Mais jetons un voile sur ces tristes tableaux !

À Marseille, lors de mon passage, les citoyens avaient le droit d’acheter, je l’ai déjà dit, sept onces de pain par jour et par tête ; à Nîmes, la ration n’était que de quatre onces. Heureusement que les légumes, la viande et les fruits n’étaient pas choses rares.

Je dînai le jour de mon arrivée à la table commune. Près de moi était assis un homme âgé d’à peu près quarante-cinq ans, et dont la figure assez insignifiante portait une empreinte de dignité factice, qui me fit supposer qu’il avait dû remplir jadis quelqu’importante fonction. Ses gestes, pleins de dignité, et sa parole d’emphase me confirmèrent encore dans celle opinion et me donnèrent l’envie d’entrer en conversation avec lui.

Au haut bout de la table, un sans-culotte de la plus belle venue, c’est-à-dire d’une ignorance extrême et d’une violence non moins grande, nous faisait part, en hurlant et en gesticulant, de ses projets de réforme pour la France : il ne demandait que cinq cent mille têtes, à peine le quinzième de la population, pour assurer à tout jamais le bonheur de son pays.

— Ah ! le misérable, murmura l’inconnu assis à mes côtés, c’est qu’il le ferait, si cela était en son pouvoir, comme il le dit.

— Et ce qu’il y a de plus triste pour notre lamentable époque, ajoutai-je en m’adressant à voix basse à mon voisin, c’est qu’il ne serait pas impossible que cet homme fût de bonne foi. N’entend-on pas tous les jours des gens qui, doués jadis d’un cœur compatissant, d’un caractère doux et timide, proclament, depuis que le souffle de la révolution a dérangé leur cerveau, les plus épouvantables et les plus monstrueuses mesures, comme des panacées universelles qui doivent assurer le bonheur de la France.

— Que voulez-vous, citoyen, me répondit mon voisin, vous savez sans doute les belles paroles du poète antique :