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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/15

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— Hélas, oui, mon oncle ! le misérable a déposé, au comité de salut public, une lettre qui vous était adressée par un émigré ; lettre fort compromettante pour vous, et que le hasard, dit-il, a fait seule tomber entre ses mains.

— Cela est un mensonge, Maurice ; je ne suis en correspondance avec aucun émigré ! Charles lui-même, — et que Dieu me pardonne si j’accuse ce malheureux à faux, mais je ne crois pas me tromper dans cette conjecture, — Charles lui-même est l’auteur de cette letre : je reconnais, à ce moyen détourné, sa lâcheté et sa manière de se venger.

— De se venger, mon oncle, lorsque vous lui avez sauvé la vie !… Le misérable devrait, au contraire, bénir votre faiblesse !

— Oui, Maurice, en effet, j’ai été faible, injuste même au point de vue de la loi ; je porte la peine de ma partialité. Pourquoi me plaindre ?

Le lecteur comprendra sans peine combien ce dialogue l’oncle et le neveu, dialogue inintelligible pour moi et qui annonçait une catastrophe, devait m’intriguer. J’écoutais de toutes mes oreilles.

— Je vois à votre étonnement, mon cher adjudant, me dit M. de N*** en se retournant de mon côté, que ma conversation avec mon neveu vous intrigue. Si vous désirez connaître à quels événements passés nous faisons allusion, en parlant de ce Charles qui vient de me dénoncer, je suis prêt à satisfaire votre curiosité.

— Je vous sais gré de votre confiance, mon cher monsieur, lui répondis-je, mais s’il est vrai que vous deviez être arrêté, ne vaudrait-il pas mieux employer le temps qui vous reste à assurer votre fuite, que de le gaspiller en récits rétrospectifs et en vaines paroles ?… Voulez-vous, et c’est là une idée que je remercie Dieu de m’envoyer, voulez-vous revêtir mon uniforme et prendre ma feuille de route ?… de cette façon, il est probable que vous parviendrez à éviter vos ennemis.

— Je vous remercie infiniment de votre offre, me répondit M. de N*** d’une voix attendrie : je ne puis que vous répéter que pour rien au monde je n’essaierai de me soustraire par la fuite à la fausse accusation qui pèse sur moi.

— Mais, cependant, n’oubliez point que vous êtes père ! m’écriai-je, que votre sort est attaché à celui de votre famille !

— Assez, assez ! je vous en prie, taisez-vous ! s’écria mon hôte en m’interrompant avec une extrême vivacité. La tentation que vous me présentez ne peut ni affaiblir mon courage ni me faire changer de résolution, mais elle rend ma douleur plus amère… N’insistez donc plus, je vous en conjure !…

M. de N*** s’arrêta alors un moment ; puis, sortant presque aussitôt de la rêverie dans laquelle je le croyais plongé :

— Voulez-vous savoir l’histoire de ce Charles qui me Poursuit avec tant d’acharnement ? me demanda-t-il tout à coup, probablement afin de couper court à mes supplications. Une fois que vous connaîtrez l’exposition des faits antérieurs, vous pourrez suivre avec plus d’intérêt la marche de ceux qui vont suivre. C’est toute une petite tragédie que le hasard a placée sur votre chemin. Quant au dénoûment, il est tellement prévu que, sans assister au cinquième acte, vous le devinerez sans peine.

M. de N***, rapprochant alors sa chaise de la mienne, allait commencer son récit, lorsque le saisissant vivement par le bras et lui imposant silence :

— N’entendez-vous pas ? lui dis-je en me sentant pâlir.

— Quoi donc ? me demanda-t-il toujours avec ce même sang-froid qui ne l’avait pas abandonné un instant depuis que son neveu lui avait appris le danger qui le menaçait.

— Ne dirait-on pas une troupe de cavaliers en marche ? Mais, oui… J’entends le bruit produit par le cliquetis de leurs sabres !

Hélas ! je ne m’étais pas trompé, bientôt nous distinguâmes, au milieu du silence de la nuit, la marche des chevaux, puis peu après nous entendîmes frapper violemment à la porte d’entrée qui donnait sur la campagne.

— Mes amis, nous dit l’ancien lieutenant criminel, dont la pâleur dénotait seule l’émotion, car sa voix n’avait rien perdu de sa fermeté et de son assurance, ne croyez-vous pas qu’il vaut mieux que je parte sans revoir ma femme et ma fille que de leur faire subir cette pénible scène des derniers adieux ? Cela serait impossible ! Les gendarmes envoyés pour m’arrêter ont reçu sans nul doute l’ordre d’apposer les scellés sur mes effets, meubles et papiers… Pauvre femme, fille chérie ! que Dieu vous donne la force d’accepter, sans murmure, le malheur qui frappe votre époux et votre père !

M. N*** se dirigeait, pour aller ouvrir à la force armée, vers la porte de la salle à manger où nous étions restés après le souper, lorsque cette porte, poussée du dehors, s’ouvrit violemment, et que sa femme entra.

— Qu’y a-t-il donc, mon ami ? dit-elle en s’élançant vers son mari, qu’elle saisit dans ses bras comme si, ayant le pressentiment du danger qui le menaçait, elle voulait le défendre. Quels sont ces coups qui ébranlent la porte ? Quel est ce murmure de voix et ce bruit de fer qui arrivent jusqu’ici ? On dirait qu’une troupe nombreuse envahit notre maison !

— Ma chère amie, répondit lentement M. N*** en prenant affectueusement la main de sa femme dans les siennes, je sais que ton âme est grande et forte, que tu as toujours mis ta confiance en Dieu, et que tu sauras, si jamais un malheur t’atteint, lui offrir tes souffrances ! Oui, ma bien-aimée, tes pressentiments de ce soir étaient fondés et ne te trompaient pas : dans une heure nous serons séparés. Mais, aie bon courage ! je suis, je n’ai pas besoin de te le dire, innocent du crime dont on m’accuse, et bientôt, je l’espère, je sortirai triomphant de cette épreuve.

L’émotion éprouvée par madame de N*** était telle, que non-seulement elle n’interrompit pas son mari, mais qu’elle resta encore, après qu’il eut cessé de parler, quelque temps sans lui répondre. Enfin, revenant à elle :

— C’est donc vrai que tu vas être arrêté ? s’écria-t-elle avec un accent si déchirant, que je me sentis remué jusqu’au fond de mon cœur.

— Oui, mon amie ; mais, je te le répète, je suis innocent, et Dieu, en qui je mets toute ma confiance, ne m’abandonnera pas… À présent, tendre et chère épouse, compose, je t’en conjure, ton maintien, essuie tes larmes, reprends ton sang-froid !… Il ne faut pas que devant mes geôliers tu trembles et tu pleures ! Ce n’est pas tout que de se résigner au malheur, on doit savoir aussi l’accepter avec dignité. Que tes pleurs et ton désespoir ne viennent pas déposer contre mon innocence ! Au nom de mon salut, sois calme ; je t’en conjure.

Pendant que M. de N*** s’exprimait ainsi, les coups de crosse frappés contre la porte d’entrée redoublaient de violence : nous entendions même une voix lugubre qui criait : — « Au nom de la loi, ouvrez. »

— Obéissez, dit l’ex-lieutenant criminel en s’adressant à ses deux domestiques qui venaient d’entrer dans la salle à manger pour prendre ses ordres.

— Mon ami, dit vivement madame N***, ne pourrais-tu pas encore te sauver ? La maison est probablement entourée de troupes, mais cette cachette que nous possédons dans notre cellier…

— Non, ma chère femme, répondit l’ex-lieutenant criminel, je ne me cacherai pas !

— Mais tu veux donc ma mort. Tu ne comprends donc pas que, toi arrêté, je trouverai bien le moyen de me rendre assez coupable aux yeux de la loi pour me faire incarcérer, afin de partager ton sort !… Tu ne comprends donc pas…

— Je ne comprendrais jamais, madame, répondit d’un air sévère M. de N*** en interrompant sa femme, je ne com-