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nous vîmes apparaître, au milieu d’une haie de gendarmes, les victimes vouées à Fouquier-Tinville.

— Mon ami, s’écria madame de N*** qui, en apercevant son mari, repoussa tous ceux qui l’entouraient, ainsi que Maurice, qui essayait en vain de la retenir, et se précipita avec une sauvage énergie vers celui qu’elle était habituée depuis tant d’années à respecter et à aimer.

Hélas ! cet élan du cœur, qui eût désarmé la rage des tigres, ne put rien sur l’inflexible consigne : les gendarmes saisirent brutalement la malheureuse femme et l’empêchèrent d’arriver jusqu’à son époux.

— Que diable ! dit l’un d’eux, si tu fais de telles façons que l’on emmène ton citoyen, à quelles extravagances te livreras-tu donc le jour où on lui coupera le col ?…

— Mais mon mari sera donc condamné à mort ! s’écria madame de N*** en chancelant.

— Parbleu ! reprit le gendarme, crois-tu bonnement que la République s’amuse à héberger et à payer le transport des conspirateurs pour rien du tout ? Fouquier-Tinville est un gaillard qui ne fait pas crédit ! Avec lui, il faut payer comptant.

Je suis persuadé que, si le gendarme eût pu se douter du terrible effet que devait produire sa brutale réponse, il se fut tû ; mais, habitué aux scènes de désolation, et regardant sans doute comme la chose la plus insignifiante du monde une exécution à mort, il ignorait qu’il est des paroles qui tuent aussi bien que la hache du bourreau.

Madame de N***, à cette révélation, qui la frappait comme un coup de foudre, car jusqu’alors elle n’avait pas cru son mari en danger, madame de N***, dis-je, s’affaissa doucement et resta privée de sentiment entre les bras de Maurice.

Jamais je n’oublierai l’expression de fureur sublime que refléta le visage de l’ex-lieutenant criminel, lorsqu’il vit tomber sa femme ; l’éclair qui brilla alors dans le regard de cet homme, ordinairement si calme et si digne, fit reculer les gendarmes ; si N*** eût pu, en ce moment, s’emparer d’une arme, je suis intimement persuadé qu’il eût mis en fuite les vingt soldats qui l’entouraient.

Toutefois, comprenant probablement son impuissance et ne voulant pas compromettre inutilement son caractère, N*** reprit presque aussitôt l’air calme et digne qui ne l’abandonnait jamais, et ses yeux se levèrent vers le ciel avec une indéfinissable expression de résignation douloureuse.

— Allons, en route ! s’écria l’officier de gendarmerie qui commandait l’escorte et qui, la veille, s’était montré si humain envers l’ex-lieutenant criminel, lorsqu’il avait procédé à son arrestation.

L’appel des prisonniers, qui déjà avait été fait à leur sortie de prison, se renouvela lorsqu’ils montèrent dans les voitures.

Déjà la foule s’écartait pour livrer passage au funèbre convoi, lorsqu’un incident vint en arrêter le départ. Un garçon d’écurie, monté à poil sur un cheval poussif, s’avança vers le lieutenant et lui dit quelques mots à voix basse.

— Es-tu fou ? s’écria l’officier, Quoi ! tu te figures que je m’en vais faire dételer mes voitures pour t’en livrer les chevaux !…

— Mais, lieutenant, il n’y a pas à balancer ; il s’agit du secrétaire-général et intime du représentant de Marseille, du citoyen Jouveau. Or, tu dois savoir qu’il a le bras long, le citoyen !… En deux traits de plume, il te mettrait à pied et avec un mot de plus, il te ferait conduire en lieu de sûreté par tes propres soldats !… Faut donc pas me refuser avec tant d’empressement et sans réfléchir…

Au nom de Jouveau, nom que je m’attendais si peu, certes, à entendre prononcer devant moi, une inspiration soudaine me traversa l’esprit. Je crus voir dans cette singulière rencontre le doigt de Dieu, et quoique je me fusse, le lecteur doit s’en souvenir, séparé en fort mauvais termes de mon cousin, je résolus de faire auprès de lui un appel à notre ancienne amitié, en faveur du malheureux lieutenant criminel.

M’adressant aussitôt à l’officier de gendarmerie : — Mon collègue, lui dis-je, le citoyen Jouveau est mon parent et je le connais intimement ; si vous m’autorisez à me rendre auprès de lui de votre part, je me fais fort d’arranger cette affaire.

— Vous me rendriez un véritable service, me répondit le gendarme ; allez, je vous attends.

Je m’élançai aussitôt en croupe derrière le garçon d’écurie.

Trois minutes plus tard, je descendais devant la maison de poste, où se tenait une voiture dont les cinq chevaux dételés, couverts d’écume et de sueur, semblaient exténués et étaient, certes, incapables de continuer leur chemin.

— Eh bien ! s’écria Jouveau lui-même en passant la tête à travers la portière et en s’adressant au garçon d’écurie, eh bien ! et ce nouvel attelage, où est-il ?

— On ne peut te le donner, cousin, répondis-je en me laissant glisser le long de la croupe du cheval et en courant vers la portière.

Je dois avouer que ma vue arracha à Jouveau une grimace assez significative et nullement flatteuse pour mon amour-propre : il était évident que mon cousin se fût volontiers passé de ma présence.

— Quoi, Jouveau, lui dis-je, c’est ainsi que tu me reçois ! Ingrat ! tu fronces les sourcils en m’apercevant, tandis que, moi, je cours à toi les bras ouverts !

— Cousin, me répondit Jouveau, tu sais que je ne suis nullement vindicatif et que les injures n’ont pas prise sur moi ; mais tu n’ignores pas non plus que je déteste rencontrer l’ennui sur mon chemin. Or, en t’apercevant, je me suis rappelé, non les propos et les malédictions que tu m’as jetés à la tête en prenant congé de moi, mais bien les sermons que tu avais pris l’habitude de me faire, et j’ai frémi en songeant que tu allais encore m’accabler de morale. À présent, es-tu converti aux bons principes et devenu un aimable égoïste, un bon vivant ? Alors, c’est tout différent, et je te tends la main de tout cœur.

— Oui, cousin, répondis-je en affectant une gaieté loin à mon cœur, je suis converti aux bons principes, et je conviens que j’ai été jusqu’à présent un imbécile de repousser la fortune qui s’est offerte à moi, parce qu’elle se présentait d’une façon un peu irrégulière ! Vivent le plaisir et l’or ! voilà ma nouvelle devise.

— Ah ! parbleu, s’écria Jouveau, dont le visage s’était éclairci à mesure que je parlais, je ne me serais jamais attendu à une pareille conversion. Je te retrouve tel que mon cœur t’avait rêvé ! Cousin, un pressentiment me dit que nous n’aurons, ni toi ni moi, à nous repentir du hasard qui nous réunit d’une façon si imprévue. Je sais que je puis implicitement compter sur ta probité vis-à-vis de moi, je te reconnais pour un homme d’esprit, tu es à peu près la seule personne que j’aie aimée de ma vie ; tu vois qu’il y a mille à parier contre un que nous ferons de bonnes affaires… Tu peux, dès ce moment, disposer aveuglément de mon crédit,

— Ma foi, cher cousin, m’empressai-je de répondre tout en essayant de conserver un air d’indifférence, quoique le cœur me battit violemment, ma foi, cher cousin, j’accepte avec d’autant plus de plaisir ton offre, qu’elle arrive on ne peut plus à propos. J’ai justement un service à te demander.

— Au moins, tu ne perds pas de temps ! Et lequel cousin ?

— D’abord, de t’emparer des chevaux que l’on te refuse…

— Me refuser quelque chose, à moi ! dans ce département ! Allons donc ! tu rêves.

— C’est pourtant comme j’ai l’honneur de te le dire ! Un officier de gendarmerie s’est emparé de ces chevaux pour opérer le transport de plusieurs prisonniers qu’il escorte ; or, cet officier prétend que, l’autorité militaire l’emportant sur l’autorité civile, tu n’as qu’à attendre que ton attelage soit reposé, mais qu’il ne te cédera pas le sien…

— Ah ! il prétend cela, l’officier de gendarmerie !… répéta Jouveau en mordant sa moustache avec colère ; mais il pourrait bien se tromper, l’officier ! Tiens, cousin, fais-moi le