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Page:Duplessis - Les Étapes d'un volontaire, 3, 1866.djvu/5

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plusieurs solliciteurs ou amis lui firent passer leurs noms, et il ordonna qu’on les introduisit à tour de rôle : ne voulant pas le déranger, je m’en fus attendre l’heure du déjeuner dans les bureaux.

En entrant dans les bureaux du secrétariat, je trouvai l’expéditionnaire en chef de fort mauvaise humeur et se dépitant devant une feuille de papier couverte d’hiéroglyphes qu’il ne pouvait parvenir à déchiffrer.

— Le citoyen Curtius est certes un grand esprit, dit-il en m’apercevant ; pour être un homme complet, il ne lui manque que quelques leçons d’écriture. Que le diable m’emporte si je sais comment mettre au net ce brouillon.

— Si vous voulez que je vous le dicte, car je suis habitué à l’écriture de mon cousin, vous n’avez qu’à parler, lui dis-je.

— Ah ! citoyen, vraiment vous me rendriez un grand service.

Je pris la feuille des mains de l’expéditionnaire et m’assis près de lui. Cette pièce, que je gardai après que le commis l’eut transcrite, était un tableau d’épuration des autorités constituées. Elle portait pour entête : « Titres et bases pour servir à l’épuration des fonctionnaires, etc., » et était divisée en sept colonnes. La première colonne contenait les noms propres, la deuxième les prénoms, la troisième l’âge, la quatrième le domicile, la cinquième la profession, la sixième les fonctions actuelles, et enfin la septième, qui était la plus large et la plus curieuse, était consacrée aux observations.

Je prends au hasard, comme échantillon des mœurs de notre époque, le premier nom venu qui me tombe sous les yeux.

Gracchus (Seigle-Arrosoir), 32 ans, de Muratheu Laroche, fardeur de cornes, président du tribunal du district, a été condamné aux galères comme faux saunier par les ci-devants de la ferme générale ; outre cette honorable flétrissure, il a pour lui de s’être prononcé depuis le 30 juillet, où il porta sur une pique la tête et le cœur du marquis de Chanteraine. Il dispose de la volonté et des bras de tous les sans-culottes de son faubourg.

Bon Montagnard. Accusé, néanmoins, d’avoir jadis été le valet de chambre et, plus tard, l’agent du ci-devant commandant du roi dans cette ville. Les preuves de cette trahison ont été administrées par un fédéraliste, par conséquent elles doivent être considérées comme nulles.

Accusé aussi d’avoir volé un d’argenterie chez un émigré. Toutefois, comme les enfants de cet émigré représentent la partie plaignante, on peut hardiment considérer cette dénonciation comme une infâme calomnie.

Suivant les on-dit, mauvais fils, mauvais mari, mauvais père : tout le monde reconnaît qu’il est bon citoyen. — A fait plusieurs strophes en l’honneur du représentant N***. — Adressé une hymne à Marat. — Maintenu.

Cette courte biographie de l’honorable citoyen Gracchus (Seigle-Arrosoir), maintenu dans ses fonctions de président du tribunal du district, était suivie et précédée de cinquante autres non moins curieuses et accidentées ; on eût dit une longue liste de signalements de galériens évadés.

J’achevais à peine de dicter cette monstrueuse administrative à l’expéditionnaire, lorsque mon cousin Jouveau entra dans le bureau dont il referma sur lui la porte avec violence.

— Qu’as-tu donc, Curtius, lui demandai-je, tu parais tout en colère ?

— C’est que je le suis, parbleu ! me répondit-il. Croirais-tu que je ne puis plus faire un pas sans être arrêté par des solliciteurs de toute sorte ! Citoyen, ma pauvre femme innocente languit dans les cachots ! et ainsi de suite ! On dirait une de ces troupes tenaces et irritantes de mendiants qui suivent en croassant les diligences, lorsqu’un accident de terrain les force d’aller au pas ! Sacrebleu, ça ne peut pas durer longtemps encore comme ça ! J’ai les nerfs dans un état d’irritation extrême. Il faudra, pour couper court à cette persécution insoutenable, que je fasse incarcérer une dizaine de solliciteurs ! c’est le seul moyen d’avoir la paix.

Jouveau, après avoir prononcé ces paroles, prit la feuille d’épuration que j’achevais de dicter à l’expéditionnaire, la parcourut du regard, et se tournant vers moi :

— Veux-tu m’accompagner chez N***, me dit-il, à qui j’ai besoin de parler ? Je te ferai à peine attendre cinq minutes, et nous irons déjeuner ensuite.

— Volontiers, lui répondis-je, car moi aussi j’ai besoin voir une longue et sérieuse conversation avec toi. Allons…

Jouveau venait d’entrer dans le cabinet de son représentant, et j’étais resté dans l’antichambre, lorsque je vis apparaître une femme voilée, qu’à sa taille et à sa démarche je jugeai devoir être de la première jeunesse. L’inconnue semblait fort émue ; elle se réfugia dans l’embrasure d’une fenêtre comme pour fuir la présence des autres solliciteurs.

Il y avait dans le maintien de cette jeune femme une telle pudeur, que je me sentis pris d’un vif intérêt pour elle ; certain — sa présence dans l’antichambre de N*** me l’apprend assez — qu’elle était sous le coup d’un malheur, je me promis, si l’occasion s’en présentait, de mettre tout en œuvre pour lui être utile.

Je cherchais, mû par cette pensée, un moyen qui me permît de lier conversation avec elle, lorsqu’à mon grand étonnement, la jeune femme ayant jeté les yeux de mon côté, je la vis tressaillir à ma vue, hésiter un moment, puis bientôt s’avancer vivement vers moi :

— Vous ne me reconnaissez plus, sans doute, citoyen ? me demanda-t-elle en relevant le voile épais qui cachait ses traits, et en me montrant le plus gracieux et le plus joli visage qu’il soit possible d’imaginer.

— Ma foi, mademoiselle, lui répondis-je avec une émotion bien naturelle à mon âge, je vous avouerai en toute loyauté que je crois que vous êtes dupe en ce moment d’une fausse ressemblance, car jamais, avant ce jour, je n’ai eu le plaisir et l’honneur de vous voir.

— Je vous demande bien pardon, citoyen, je ne me trompe pas. Vous vous vous êtes présenté à moi dans un moment de ma vie trop solennel pour que votre image ne se soit pas et à tout jamais profondément gravée dans ma mémoire ! de suis la fille aînée de l’infortuné passementier Lemite, et vous, citoyen, vous êtes le seul homme qui, après l’arrestation de notre pauvre père, nous ait fait entendre, à ma sœur et à moi, des paroles d’espérance et de consolation. Dans notre rencontre fortuite de ce matin, je vois le doigt de la Providence !…

À ces paroles prononcées avec une douceur extrême, je me sentis rougir et je gardai, pendant quelques secondes, un silence pénible ; car, je l’avoue à ma honte, j’avais complétement oublié et l’arrestation du passementier et ma promesse de m’occuper de son élargissement.

— Croyez, mademoiselle, dis-je enfin, que j’emploierai le peu de crédit que je puis avoir pour travailler au salut de votre père, seulement je crains que ce crédit ne soit bien inférieur à mon zèle et à ma bonne volonté.

— Cependant, citoyen, votre présence, ici, prouve que vous connaissez quelqu’un attaché à la personne du représentant N*** ou à celle de son secrétaire Curtius. À moins, toutefois, que comme moi, vous ne soyez un solliciteur.

— Non, mademoiselle, grâce à Dieu, je ne suis pas un solliciteur ; j’attends Curtius.

— Vous connaissez le citoyen Curtius ? me demanda la jeune fille avec anxiété.

— Oui, mademoiselle, beaucoup même ; il est mon ancien camarade de collége, et nous nous traitons de cousin.

— Mais alors, reprit la pauvre enfant en proie à une indicible émotion, et en levant ses beaux yeux pleins de larmes vers le ciel, mais alors, vous pouvez sauver mon père… Le citoyen Curtius jouit d’un crédit illimité auprès du représentant… c’est un fait connu de toute la ville, et il obtient de lui tout ce qu’il veut… Un mot de vous à votre cousin, citoyen, et vous sauverez de la misère et du désespoir une famille entière.

— Ayez confiance, mademoiselle, Curtius va venir ici tout à l’heure ; la première parole que je lui adresserai sera pour lui demander la liberté de votre père…