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Page:Duvernois - L'Amitié d'un grand homme, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/4

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JE SAIS TOUT

— M. Fernand Bigalle ? questionna M. Jeansonnet… Ce n’est pas ici !… Mille pardons, madame… Dans ce cas, vous pourriez, peut-être, m’indiquer ?… Si… c’est ici !… Est-il chez lui ? Non ?…

— Ce que vous êtes pressé ! Attendez donc un peu. Il est chez lui, mais il ne reçoit que sur rendez-vous.

— Je suis le médecin.

— Il est donc malade ?

— Je suis son médecin, précisa M. Jeansonnet, car dans la voie du mensonge il est impossible de s’arrêter.

— Alors, c’est différent. Premier, à droite.

« Orphée allant chercher Eurydice endormit Cerbère au son de sa lyre, monologua le vieillard, en gravissant les vingt marches qui le séparaient de M. Bigalle. J’ai endormi Cerbère, mais vous verrez qu’un autre gardien se dressera devant moi ! » Ce fût un vieux valet de chambre, à l’œil inquisiteur.

— M. Bigalle ? Je viens de la part du propriétaire.

— Entrez. Je vais vous envoyer Mlle Estoquiau, la cousine de monsieur. C’est elle qui s’occupe de ces affaires-là.

Dans le petit salon où il fut introduit devaient stationner les candidats à l’Académie Française, soucieux d’exposer au grand écrivain leur désir et leurs mérites. Les sièges étaient roides, la pendule péremptoire, la cheminée morose comme ces cheminées dans lesquelles on ne fait jamais de feu. Au mur, des lavis dans des passe-partout reproduisaient les scènes principales des œuvres illustrées de Fernand Bigalle, théâtre et roman. Une console Louis-Philippe supportait, outre des revues périmées, plusieurs volumes enrichis de dédicaces admiratives et dont les pages n’étaient pas coupées.

« Je suis, murmura le visiteur, chez le maître de la tendresse, de l’amour… Je ne suis pas chez le dentiste… On s’y tromperait… »

Mais il s’arrêta, et salua :

— Monsieur le secrétaire, sans doute ?

Dans l’entrebâillement d’une portière en tapisserie, un visage se montrait, austère, avec des bandeaux plats, une paire de lunettes et des moustaches noires. La portière s’ouvrit tout à fait, et M. Jeansonnet, terrifié, reconnut qu’il avait devant lui une femme, Mlle Estoquiau, la cousine du maître. Elle ne releva point la méprise et commença d’un ton sec :

— Je ne sais ce qui vous amène, mais je tiens à vous déclarer, d’abord, que les locataires du second font marcher le phonographe jusqu’à des minuits, que la concierge est sourde, aveugle et idiote et que la cuisine a besoin d’un lessivage. Quant à l’escalier de service…

— Madame, interrompit M. Jeansonnet, il y a confusion. J’ai dû mal m’expliquer. Je ne suis propriétaire que de certaine lettre de jeunesse émanant de M Fernand Bigalle et que je voudrais remettre au maître.

— J’ai déjà entendu parler de ces personnes qui apportent, soi-disant, des lettres de jeunesse… Je n’insiste pas. Écrivez. On vous fixera un rendez-vous. J’ai bien l’honneur.

Ce disant, Mlle Estoquiau poussait M. Jeansonnet vers la sortie. Trop tard ! Fernand Bigalle lui-même apparaissait, tel que l’image l’a popularisé : petit, ventru, chauve, rose, frais et souriant. On le devinait assez préoccupé de son physique, au soin minutieux avec lequel il se rasait, à sa vareuse bien coupée, à son pantalon impeccable, aux souliers vernis qui avantageaient un pied minuscule et cambré. Il ressemblait à Sainte-Beuve, en dandy.

— Monsieur ne vient pas de la part du propriétaire ! glapit la cousine.

— Qu’importe ! répliqua Bigalle, courtois et résigné. Entrez dans mon cabinet.