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Page:Duvernois - L'Amitié d'un grand homme, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/46

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JE SAIS TOUT

notre destinée. Voyez sur son piédestal, Voltaire, qui vous sourit avec admiration…

— Mais nous ne sommes pas au bout de nos peines.

— Le chemin qui mène au bonheur est compliqué, Suzanne.

— Tant mieux ; la grand’route est fade… Laissez-moi prendre un croquis pour justifier ma présence ici.

— Vous savez donc dessiner, aussi ?

— Non… mais, où serait le mérite ?


XV. — COLLABORATION.


Il n’y a que dans les romans que les plans concertés à l’avance se trouvent rigoureusement confirmés par l’événement. La vie est plus fantaisiste. Tout d’abord, les choses se passèrent ainsi que l’avait voulu Suzanne. M. Jeansonnet, mis au courant, accepta de jouer un rôle dans cette comédie classique où les amoureux devaient triompher. Il accepta, non sans crainte, car il prévoyait de sérieuses atteintes à sa tranquillité. Mais le moyen de résister à Lucien suppliant, à Suzanne persuasive : « Vous verrez, tout ira à ravir. » Il répliqua : « J’en doute, mes enfants, j’en doute ! » Et il voulut se récuser, mais il ne trouva même pas le moyen de placer une objection. Il céda donc, en soupirant : « J’avais, cependant, juré de ne plus jamais mettre le doigt entre l’arbre et l’écorce ! »

Bigalle eut un haut-le-corps en apprenant que Lanourant souhaitait tirer un opéra-ballet des Corybantes.

— Comment, interrogea-t-il, cet illettré peut-il connaître ce livre ?

M. Jeansonnet changea de conversation et finit par obtenir du maître la promesse qu’il viendrait à un rendez-vous sur terrain neutre, c’est-à-dire dans la petite chambre du boulevard des Capucines. Quant à Lanourant, mis au courant par Suzanne, il s’écria :

— Parbleu ! Je l’aurais parié ! J’attendais cette proposition et j’étais bien sûr qu’elle viendrait !

— Bigalle, lui dit Suzanne, est tellement vaniteux qu’il faut ménager sa susceptibilité et lui laisser croire, par exemple, que la proposition vient de vous.

— Si cela peut lui faire plaisir ! Je sais m’y prendre avec les malades de ce genre !

Une heureuse chance voulut que la lecture des Corybantes enthousiasmât le compositeur :

— Ce sont, jugea-t-il, des vers assez mauvais pour que je puisse les disloquer sans scrupule. Et il y a matière à une belle mise en scène. D’ailleurs, j’avais-envie de travailler, et autant ce sujet-là qu’un autre. Si je voulais me donner la peine d’écrire un livret, j’ose dire qu’il serait autrement tourné ; mais, ces messieurs de la critique musicale n’aiment point les livrets de compositeurs. Vous pouvez dire à Bigalle que je consens.

Quelques jours après. M. Jeansonnet recevait chez lui les futurs collaborateurs. La première entrevue faillit mal tourner.

— Je suis très heureux, commença l’écrivain, que vous ayez choisi mon livre…

— Ah ! pardon, coupa Lanourant. Établissons tout d’abord…

— N’établissons rien, s’écria M. Jeansonnet alarmé, et buvons un verre de frontignan au succès de votre collaboration.

Une surprise l’attendait. Bigalle lui offrit d’écrire avec lui le livret inspiré par les Corybantes. M. Jeansonnet faillit en tomber à la renverse. Il débuterait donc, la soixantaine passée, aux côtés d’un collaborateur illustre ! La joie, les quelques