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Page:Eekhoud - Kermesses, 1884.djvu/42

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Les chanteuses de tyroliennes, des créatures fardées et plâtrées, vêtues d’étincelants costumes de carnaval, la stupéfièrent plus que les autres surprises de la journée. Très lancé, Baut faisait la belle jambe, commandait des liqueurs que Lusse payait avec reconnaissance, et interpellait en argot des Marolles, d’un ton canaille, en se cambrant, les blafardes cabotines qui, la sébile à la main, circulaient entre les attablées après chaque chansonnette. Lusse, ébaubie, donnait son oboie aux cyniques quêteuses et Baut les chatouillait au passage : « Bonsoir, joli pioupiou… Laisse donc, mon chien, c’est en caoutchouc ; demande plutôt à la grosse mère. Pas vrai, madame ? » Elle riait de confiance, expansive, ne comprenant qu’une chose : son prochain mariage.

Au moment de monter en wagon, elle glissa encore une pièce de cinq francs dans la main du conscrit. En route, elle rumina les incidents des dernières heures. Elle était heureuse, mais à mesure qu’elle s’éloignait de Bruxelles, des rechampis de grisaille passaient sur le fond bleu et rose de sa rêverie. Au souvenir des chanteuses du musico à qui son bienvoulu s’adressait avec tant de familiarité, une pointe de jalousie aiguillonnait sa tendresse et, lancinante, traversait la béatitude infinie de cette journée.