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Page:Eliot - Daniel Deronda vol 2&3.djvu/171

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Le silence régna pendant quelques instants, puis la grand’mère dit d’un ton plaintif :

— Ainsi, vous nous quittez, Mordecai ?

— Et vous n’aurez point d’enfants comme ici, ajouta la jeune mère.

— Point de Jacob, point d’Adélaïde ni d’Eugénie ! reprit la grand’mère.

— Ah ! s’écria Cohen, l’éducation de Jacob en souffrira. Il faudra qu’il aille à l’école ; ce sera dur pour lui.

Le petit, qui écoutait de toutes ses oreilles, entendit les paroles de son père résonner comme une menace ; il ne s’imaginait pas que le départ de Mordecai pût apporter un changement ; mais à la mention que « ce serait dur pour lui », il s’effraya et donna cours à ses lamentations. Adélaïde Rebecca, qui pleurait toujours quand elle voyait pleurer son frère, ne manqua pas de l’imiter, et le baby, réveillé par ces piaulements, y joignit si bien les siens, qu’on fut obligé de le tirer de son berceau. Mordecai, dont ces cris perçaient l’âme, tendit les bras à Jacob, qui, au milieu de ses sanglots, tournait la tête de tous côtés, afin de ne perdre aucune observation. Mais son père lui ayant dit : « Cela ne fait rien, mon petit homme, tu iras voir les chevaux », il fut consolé et alla vers Mordecai qui, sans parler, posa sa joue sur cette petite tête noire.

Cependant Cohen, qui sentait que le devoir du chef de la famille était de faire excuser ce moment de faiblesse, pensant que l’occasion était bonne pour prononcer un discours, écarta les coudes, appuya les mains sur ses genoux, et dit à Deronda :

— Nous ne sommes pas gens, monsieur, à jalouser le bonheur d’autrui. Je ne suis pas envieux, et si quelqu’un offrait à Mordecai de s’établir à ma porte, je ne lui ferais pas mauvaise figure pour cela. Je ne suis pas de ceux qui ont une fausse opinion d’eux-mêmes et qui s’effrayent