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Page:Eliot - Daniel Deronda vol 2&3.djvu/231

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cet homme me déchirèrent comme les dents d’un lion. Les menaces de mon père s’élèvent en moi avec mes souffrances. Si je dis tout, si je rends tout, que pourra-t-on encore exiger de moi ? Je ne puis faire en sorte d’aimer le peuple que je n’ai jamais aimé. N’est-ce pas assez d’avoir perdu la vie que j’aimais ?

Elle s’était penchée en avant, les mains étendues et jointes comme si elle suppliait. La compassion avait envahi l’âme de Deronda. Il ne se rappelait plus qu’elle l’avait repoussé ; avec la pitié vint le pardon. Il s’agenouilla devant elle, prit sa main dans les siennes et lui dit de sa voix exquise :

— Mère, laissez-moi vous consoler.

Elle ne paraissait plus disposée à l’éloigner : elle le regarda et le laissa envelopper ses mains dans les siennes. Peu à peu les larmes montèrent à ses yeux, et elle appuya sa joue contre le front de son fils, comme si elle désirait que leurs yeux ne pussent se rencontrer.

— Ne puis-je rester auprès de vous pour vous consoler ? dit Daniel toujours prêt au sacrifice.

— Non, ce n’est pas possible, répondit-elle en relevant la tête et en lui retirant ses mains. J’ai un mari et cinq enfants ; aucun d’eux ne connaît ton existence.

Daniel ne put que garder le silence. Il se leva et demeura debout en s’éloignant un peu.

— Tu t’étonnes sans doute que je me sois remariée, reprit-elle aussitôt, sous l’influence d’une nouvelle pensée. Je ne le désirais pas. Je voulais rester libre et vivre pour mon art. Je m’étais séparée de toi : je n’avais plus de liens ; pendant neuf ans, je fus reine, je jouis pleinement de la vie que j’avais ambitionnée. Mais un accident m’arriva ; ce fut comme un accès de folie. Je commençai à ne plus chanter juste. On me le dit. Une autre vint prendre ma place. Je ne pus me faire à la