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Page:Eliot - Daniel Deronda vol 2&3.djvu/259

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— Mais vous aimez vos autres enfants, et ils vous aiment ? reprit Deronda anxieusement.

— Oh ! oui, répondit-elle assez indifféremment ; mais, — ceci fut dit d’un ton plus grave, — mais je ne suis pas une femme aimante. Voilà la vérité. C’est un talent que d’aimer… et j’en ai manqué… D’autres m’ont aimée, et je me suis servie de leur amour. Ah ! je sais ce que l’amour fait des hommes et des femmes ! C’est une sujétion. Jamais je ne me suis volontairement soumise à un homme… Les hommes ont été mes sujets…

— Peut-être le sujet fut-il le plus heureux des deux ! répliqua gravement et tristement Daniel.

— Peut-être !.. mais j’étais heureuse. Pendant quelques années, j’ai été heureuse… Si je n’avais pas craint la défaite et la chute, j’aurais pu continuer. J’ai mal calculé. Que faire ?… Tout est fini… Une autre vie !… Les hommes parlant d’une autre vie comme si elle ne commençait que de l’autre côté de la tombe. Il y a longtemps que je suis entrée dans une autre vie !

En prononçant ces derniers mots, elle leva les bras ; son front se contracta et creusa un pli profond ; ses yeux se fermèrent et sa voix s’éteignit. Dans sa robe couleur de feu, elle ressemblait à un être fantastique revenant des régions surnaturelles.

La douleur ressentie par Deronda devint si aiguë, qu’il ne put retenir un sanglot. Sa mère alors, laissant retomber ses mains sur ses épaules, lui dit :

— Adieu, mon fils… adieu ! Nous ne saurons jamais plus rien l’un de l’autre… Embrasse-moi !..

Il lui jeta les bras au cou et ils se tinrent longtemps embrassés. Daniel ne sut pas comment il sortit du salon. Il se sentait vieilli. Il venait de traverser une expérience tragique qui devait pour toujours solenniser sa vie et approfondir la signification des actes par lesquels il allait se lier à d’autres.