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Page:Eliot - Daniel Deronda vol 2&3.djvu/77

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tion de plus en plus distincte. Il voulait trouver un homme qui différât de lui : un homme qui aurait possédé tous les éléments de sympathie, mais d’un physique autre que le sien. Il voulait que ce fût un juif intelligent, instruit, moral, d’une nature prête à être complétée par lui ; mais son visage et son extérieur devaient être beaux et forts ; il devait être habitué à tous les raffinements de la vie sociale, et sa position libre de toute nécessité sordide ; il devait glorifier le nom juif et le rendre possible. L’esprit de Mordecai se reposait si constamment sur des images que ses pensées, dans leur cours, ressemblaient souvent à des rêves. Ainsi, pendant un temps, il ne s’imaginait l’être qui devait répondre à son appel que comme un objet éloigné, le dos tourné vers lui et ressortant en noir sur un ciel d’or. — La raison de ce ciel d’or résidait dans l’une des habitudes favorites de Mordecai. Il affectionnait particulièrement certains aspects poétiques de Londres, et l’une de ses stations préférées, quand sa force et son loisir le permettaient, étaient d’aller s’accouder sur le parapet de l’un des ponts de la Tamise, spécialement au lever et au coucher du soleil. Même lorsqu’il était penché sur les rouages d’une montre ou sur des bijoux qu’il réparait, dans une petite chambre sous les toits, n’ayant devant les yeux que des plâtras ou des briques écornées, de sales fenêtres aux vitres fendues ou à moitié brisées, son imagination vagabondait vers les endroits ou il avait l’habitude de trouver un panorama d’une immense étendue. Appuyé sur le parapet du pont de Blackfriars, regardant rêveur le fleuve imposant, large et calme, avec ses longues échappées demi-brumeuses, demi-lumineuses, avec ses rives bordées d’édifices gigantesques où vient se concentrer le commerce de l’univers, l’arrivée lointaine des bateaux et des barges, il voyait s’avancer vers lui une figure en laquelle il pouvait bientôt discerner beauté, jeunesse, raffinement, origine