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Page:Eliot - Daniel Deronda vol 2&3.djvu/98

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remettant à neuf d’anciennes pensées, n’ayant jamais vogué au milieu des grands courants du monde ! L’anglais est ma langue maternelle ; l’Angleterre est le pays natal de ce corps qui est l’enveloppe fragile de l’arbre fruitier, dont la semence peut fructifier dans le désert. Ma vie véritable s’est alimentée en Hollande, auprès du frère de ma mère, un rabbin très instruit ; quand il mourut, j’allai étudier à Hambourg, puis à Gœttingue, afin d’avoir un coup d’œil plus vaste de mon peuple et du monde des gentils, enfin pour boire à toutes les sources de la science. J’étais jeune ; je me sentais libre ; je vis nos centres principaux en Allemagne. Je n’étais pas dans la pauvreté, j’avais un métier. Je me disais : « Qu’importe que mon lot soit celui de Joshua ben Chanania ! Après la dernière destruction, il gagna son pain en fabriquant des aiguilles, et pourtant, dans sa jeunesse, il avait été chanteur sur les degrés du temple et il se rappelait ce qui était avant que la gloire partît. » Je me disais encore : « Que mon cœur demeure dans la pauvreté ; que mes mains soient celles d’un ouvrier ! mais que mon âme soit un temple de souvenance où entrent les trésors du savoir et dans le sanctuaire duquel repose l’espérance ! » Je savais ce que je choisissais. Les autres s’écriaient : « Il se nourrit de visions ! » et je ne le niais pas ; les visions sont les créatrices et les nourrices du monde. Je mesure le monde tel qu’il est, mais je vois celui que la vision créera à nouveau. Vous n’avez pas devant vous un cerveau en délire, un homme qui s’éloigne de la vie de ses semblables.

Mordecai s’arrêta, et Deronda, devinant qu’il attendait une réponse, lui dit :

— Rendez-moi la justice de croire que je n’ai aucune inclination à traiter vos paroles de délire. J’écoute sans préjugés. L’expérience que j’ai acquise me fait prendre un vif intérêt à l’histoire d’une destinée spirituelle embrassée volontairement, et embrassée dès la jeunesse.