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Page:Eliot - Middlemarch, volume 1.djvu/240

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toire des ombres et des lumières ; car l’avenir réel qui remplaçait pour elle l’avenir imaginaire puisait sa substance même dans les mille petites particularités qui venaient discrètement influencer toutes ses idées sur M. Casaubon et sur ses rapports d’épouse avec lui, les éloignant peu à peu de ce qu’elles avaient été dans son rêve de jeune fille. Il était encore trop tôt pour qu’elle pût se rendre compte d’un tel changement, bien trop tôt, par conséquent, pour qu’elle eût l’idée d’avoir à faire appel, vis-à-vis de M. Casaubon, à cet élément indispensable de la vie de son âme, à ce sentiment toujours intact chez elle, le dévouement. La révolte permanente, le décousu d’une vie privée de toute grande tâche d’amour et de respect ne lui était pas supportable ; mais elle était alors dans une situation intermédiaire où l’énergie même de sa nature ne faisait qu’augmenter son trouble. Les premiers mois du mariage sont ainsi souvent un temps critique d’incertitude et de lutte, — que ce soit l’agitation d’un pauvre petit marais ou de masses d’eaux profondes, — et ce tumulte fait place ensuite à la sérénité.

M. Casaubon était-il moins savant qu’auparavant ? Sa manière de s’exprimer avait-elle changé, ou ses sentiments étaient-ils devenus moins louables ? Ô humeur changeante de la femme ! Sa chronologie lui faisait-elle défaut, ou son aptitude à vous énoncer non seulement une théorie, mais encore les noms de ceux qui la professaient, ou sa facilité à énumérer, à la première demande, les points principaux d’un sujet quelconque ? Et Rome n’était-elle pas, dans tout l’univers, le lieu le plus propre à donner libre cours à de si rares talents ? L’enthousiasme de Dorothée elle-même n’avait-il pas eu sa source principale dans la perspective d’alléger le pesant fardeau et peut-être la tristesse que causait souvent sa tâche laborieuse à celui qui l’avait entreprise ? Et il était plus clair que jamais que cette charge et cette tristesse pesaient sur M. Casaubon.