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Page:Eliot - Middlemarch, volume 1.djvu/314

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moi que vous ne pensez pas de moi tout le mal possible, que vous ne m’abandonnerez pas tout à fait.

— Comme si c’était un plaisir pour moi de penser du mal de vous ! comme s’il ne m’était pas très pénible de vous voir si paresseux et si léger ! Comment avez-vous le courage de vivre si misérablement, quand d’autres travaillent et prennent de la peine, et qu’il y a tant de choses à faire ? Comment pouvez-vous supporter de n’être bon à rien, de ne rien faire d’utile en ce monde ? — Avec vos bonnes qualités, Fred, vous pourriez vraiment être bon à quelque chose.

— Je tâcherai de faire tout ce que vous voudrez, Mary, si vous me dites seulement que vous m’aimez.

— Je rougirais d’avouer que j’aime un homme qui est toujours obligé de dépendre des autres et de compter sur ce qu’ils feront pour lui. Comment serez-vous quand vous aurez quarante ans ? comme M. Bowyer, je présume, paresseux comme lui, passant votre vie dans le parloir de quelque mistress Beck… gros, alourdi, négligé, occupant vos matinées à apprendre par cœur une chanson comique… oh ! non, à apprendre un air de flûte.

Le sourire avait reparu peu à peu sur les lèvres de Mary, tandis qu’elle traçait ce tableau de l’avenir de Fred. Les jeunes âmes sont mobiles, et elle n’avait pas cessé de parler, que son visage avait déjà repris tout son joyeux rayonnement. Pour lui, c’était comme la cessation d’une souffrance, de voir que Mary pouvait encore se moquer de lui, et, avec un timide sourire, il essaya de lui prendre la main. Mais elle s’échappa vivement en disant :

— Je vais prévenir mon oncle ; il faut que vous le voyiez un moment.

Fred avait l’intuition qu’indépendamment de ce « quelque chose » qu’il était prêt à faire pourvu que Mary le lui indiquât, son avenir n’était vraiment pas exposé à l’accom-