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Page:Eliot - Middlemarch, volume 2.djvu/14

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— Savez-vous, je crois qu’il adore mistress Casaubon…

— Pauvre diable ! fit Lydgate en souriant et pinçant l’oreille de sa femme.

Rosemonde s’apercevait qu’elle commençait à connaître beaucoup de choses du monde, surtout en découvrant, — ce qui, dans son temps de jeune fille, lui aurait semblé inconcevable en dehors des vieilles tragédies classiques — en découvrant que les femmes, même après le mariage, pouvaient faire des conquêtes et réduire les hommes à l’état d’esclaves.

À cette époque, les jeunes demoiselles de province, même celles qui étaient élevées chez mistress Lemon, lisaient peu de littérature française plus moderne que Racine, et les journaux ne jetaient pas encore leur éclatante lumière sur les scandales de la vie. La vanité cependant, quand elle est libre de travailler tout le jour dans une tête de femme, peut aller loin en bâtissant sur les plus légères données, surtout sur une donnée telle que la possibilité de conquêtes indéfinies. Quel délice de faire des captifs du haut du trône du mariage, avec un mari comme prince consort à ses côtés, — par le fait, lui-même le premier des sujets — tandis que les esclaves, tout repos de leur vie perdu, lèvent des yeux à jamais sans espoir ! Mais pour le quart d’heure, le roman de Rosemonde tournait principalement autour de son prince consort, et c’était assez pour elle de jouir de sa soumission assurée ; lorsqu’il dit : « Pauvre diable ! »

— Pourquoi cela ? demanda-t-elle curieusement.

— Eh ! que peut faire un homme, quand il se met à adorer l’une de vous, sirènes ? Il néglige son travail et tout va mal.

— En tout cas, ce n’est pas vous qui négligez votre travail. Vous êtes constamment à l’hôpital, ou à visiter des malades pauvres, ou à réfléchir à des querelles de médecins : et puis, à la maison, vous ne faites que vous pencher sur