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LES ROUGON-MACQUART

Alors, Clotilde Duveyrier attaqua un nocturne de Chopin, d’une extrême difficulté d’exécution. Grande et belle, avec de magnifiques cheveux roux, elle avait un visage long, d’une pâleur et d’un froid de neige ; et, dans ses yeux gris, la musique seule allumait une flamme, une passion exagérée, dont elle vivait, sans aucun autre besoin d’esprit ni de chair. Duveyrier continuait à la regarder ; puis, dès les premières mesures, une exaspération nerveuse lui amincit les lèvres, il s’écarta, se tint au fond de la salle à manger. Sur sa face rasée, au menton pointu et aux yeux obliques, de larges plaques rouges indiquaient un sang mauvais, toute une âcreté brûlant à fleur de peau.

Trublot, qui l’examinait, dit tranquillement :

— Il n’aime pas la musique.

— Moi non plus, répondit Octave.

— Oh ! vous, ça n’a pas le même inconvénient… Un homme, mon cher, qui avait toujours eu de la chance. Pas plus fort qu’un autre, mais poussé par tout le monde. D’une vieille famille bourgeoise, un père ancien président. Attaché au parquet dès sa sortie de l’École, puis juge suppléant à Reims, de là juge à Paris, au tribunal de première instance, décoré, et enfin conseiller à la cour, avant quarante-cinq ans… Hein ! c’est raide ! Mais il n’aime pas la musique, le piano a gâté sa vie… On ne peut pas tout avoir.

Cependant, Clotilde enlevait les difficultés avec un sang-froid extraordinaire. Elle était à son piano comme une écuyère sur son cheval. Octave s’intéressa uniquement au travail furieux de ses mains.

— Voyez donc ses doigts, dit-il, c’est épatant !… Ça doit lui faire mal, au bout d’un quart d’heure.

Et tous deux causèrent des femmes, sans s’occuper davantage de ce qu’elle jouait. Octave éprouva un embarras, en apercevant Valérie : comment agirait-il tout