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Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/304

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LE BLANC ET LE NOIR.

Il traversa la cour, et, venant me prendre au bras :

« Mon cher ami, me dit-il avec une animation singulière, voici l’heure où le noir et le blanc sont aux prises… Entrez… entrez ! »

Son exaltation m’épouvantait ; mais il ne voulut pas écouter mes observations, et m’entraîna sans qu’il me fût possible de faire aucune résistance.

« Vous saurez, cher Christian, disait-il, que nous avons baptisé ce matin un ange du Seigneur, le petit Nickel-Saphéri Brêmer. J’ai salué sa venue dans ce monde de délices, par le chœur des Séraphins. Et maintenant, figurez-vous que les trois quarts de nos invités sont en fuite. Hé ! hé ! hé ! Entrez donc, vous êtes le bienvenu ! »

Il me poussait par les épaules, et, bon gré mal gré, je franchis le seuil.

Tous les membres de la famille Mutz avaient tourné la tête. J’eus beau refuser de m’asseoir, ces gens enthousiastes m’entouraient :

« Celui-ci fera le sixième ! criait Blitz, le nombre six est un beau nombre ! »

Le vieux maître de poste me serrait les mains avec émotion, disant :

« Merci, Monsieur Spéciès, merci d’être venu ! On ne dit pas que les honnêtes gens nous fuient… que nous sommes abandonnés de Dieu et des hommes !… Vous resterez jusqu’à la fin ?

— Oui, balbutia la vieille avec un regard suppliant, il faut que M. Spéciès reste jusqu’à la fin ; il ne peut nous refuser cela. »

Je compris alors pourquoi cette table était si grande, et le nombre des convives si petit : tous les invités du baptême, songeant à Grédel Dick, avaient trouvé des prétextes pour ne pas venir.

L’idée d’un pareil abandon me serra le cœur.

« Mais certainement, répondis-je, certainement… je reste… et c’est avec plaisir… avec grand plaisir. »

Les verres furent remplis, et nous bûmes d’un vin âpre et fort , d’un vieux markobrünner dont le bouquet austère me remplit de pensées mélancoliques.

La vieille, me posant sa longue main sur l’épaule, murmura :

« Encore un petit coup, Monsieur Spéciès, encore un petit coup ! »

Et je n’osai refuser.

En ce moment Blitz, plongeant son archet sur les cordes vibrantes, me fit passer un frisson glacial par tous les membres.

« Ceci, mes amis, s’écria-t-il, est l’invocation de Saül à la pythonisse ! »

J’aurais voulu fuir ; mais, dans la cour, le chien hurlait d’une façon lamentable, la nuit venait, la salle se remplissait d’ombres ; les traits accentués du père Mutz, ses yeux égarés, la pression douloureuse de ses larges mâchoires n’avaient rien de rassurant.

Blitz râclait, râclait toujours son invocation à tour de bras ; la ride qui contournait sa joue gauche se creusait de plus en plus, la sueur perlait sur ses tempes.

Le maître de poste remplit de nouveau nos verres, et me dit d’un accent sourd, impérieux :

« À votre santé !

— À la vôtre, Monsieur Mutz ! » répondis-je en tremblant.

Tout à coup, l’enfant dans son berceau se prit à vagir, et Blitz, par une ironie diabolique, l’accompagna de notes aigres en criant :

« C’est l’hymne de la vie… hé ! hé ! hé ! Bien des fois le petit Nickel le chantera jusqu’à ce qu’il soit chauve… hé ! hé ! hé ! »

La vieille horloge, en même temps, grinça dans son étui de noyer, et comme je levais les yeux, étonné de ce bruit, je vis sortir de la patraque un petit automate, sec, chauve, les yeux creux, le sourire moqueur, bref, la Mort qui s’avançait à pas comptés, et qui se mit à faucher par secousses, quelques brins de papier peints en vert, au bord de la boîte. Puis, au dernier coup, elle fit demi-tour et rentra dans son trou comme elle était venue.

« Que le diable emporte l’organiste de m’avoir conduit ici ! me dis-je ; un joli baptême… et des gens bien gais… hé ! hé ! hé ! »

Je remplis mon verre pour me donner du courage.

«​ Allons… allons… le sort en est jeté ; personne n’échappe à son sort ; j’étais destiné, depuis l’origine des siècles, à sortir ce soir de la douane, à me promener dans l’allée de Saint-Landolphe, à venir malgré moi dans cette abominable coupe-gorge, attiré par la musique de Blitz ; à boire du markobrünner qui sent le cyprès et la verveine, et à voir la Mort faucher des herbes peintes : — c’est drôle… c’est véritablement drôle. »

Ainsi rêvais-je, en riant du sort des hommes, lesquels se croient libres, et sont conduits par des fils attachés aux étoiles. Les mages l’ont dit, il faut les croire.

Je riais donc dans l’ombre, quand la musique se tut.

Un grand silence suivit ; l’horloge continuait seule son tic-tac monotone ; et dehors, la lune, au-delà du Rhin, montait lentement derrière le feuillage tremblotant d’un peuplier ; sa pâle lumière ricochait sur les vagues innombrables. Je voyais cela ; et dans cette lumière passait