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Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/323

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LE CHANT DE LA TONNE.


fil d’argent, qui serpentait en zigzag dans la rigole sombre, et tout au loin, un chat battait sa femme, qui pleurait et gémissait à vous fendre l’âme !

« Brrr ! fit Sébalt en grelottant, j’ai froid ! »

En même temps il souleva la lourde trappe appliquée obliquement contre le mur, et descendit.

Je le suivis lentement. L’escalier n’en finissait pas. Les ombres s’allongeaient… s’allongeaient à perte de vue derrière nous ; plusieurs fois, je me retournai tout surpris. Je remarquais l’énorme carrure de Brauer, son cou brun, couvert de petits cheveux frisés jusqu’au milieu des épaules ; d’étranges idées me traversaient l’esprit : il me semblait voir le frère sommelier des Bénédictins, allant rendre visite à la bibliothèque du cloître. Moi-même, je me prenais pour un de ces antiques personnages, et je passais la main sur ma poitrine, pensant y trouver une barbe vénérable. Au bas de l’escalier, une niche pratiquée dans l’épaisseur du mur, me rappela vaguement la statuette de la Vierge, où brûlait jadis le cierge éternel.

Tout saisi, presque épouvanté, j’allais communiquer mes doutes à Sébalt, quand une énorme porte en cœur de chêne, bardée de clous à large tête plate, se dressa devant nous. Le tavernier, la poussant d’une main vigoureuse, s’écria :

« Nous y sommes, camarade ! »

Et sa voix, roulant au milieu des ténèbres, alla se perdre insensiblement dans les profondeurs lointaines du souterrain. J’en reçus une impression singulière.

Nous entrâmes d’un air grave et recueilli.

J’ai visité dans ma vie bien des caves célèbres, depuis celles des ducs de Nassau, jusqu’aux caveaux de l’hôtel de ville de Brême, où se conserve le fameux vin de Rosenwein, dont les bourgeois de la bonne ville libre envoyaient tous les ans, au vieux Gœthe, une bouteille pour le jour de sa fête ; j’en ai vu de plus vastes et de plus riches en grands vins, que celle de mon ami Sébalt Brauer, mais la vérité me force à dire que je n’en ai jamais rencontré d’aussi saines et d’aussi bien tenues.

Sous une voûte haute de trente pieds et longue de plus de cent mètres, construite en larges pierres de taille, les tonneaux rangés sur deux lignes parallèles avaient un air respectable qui faisait vraiment plaisir à voir ; et derrière chaque foudre une pancarte, suspendue au mur, indiquait le cru, l’année, le jour et le temps de la vendange, la cuvée, première ou seconde, enfin tous les titres de noblesse du suc généreux enfermé sous les longues douves cerclées de fer.

Nous marchions d’un pas lent, solennel.

« Voici du braumberg, dit le tavernier en éclairant un foudre colossal ; c’est mon vin ordinaire. Écoute comme il s’en donne là haut :

C’est pour moi que l’avare empile
Écus d'or aux jaunes reflets.

— Ah ! le bandit, comme il retrousse ses moustaches blondes ! »

Ainsi parlait Brauer, et nous avancions toujours.

« Halte ! s’écria-t-il, nous voilà devant le steinberg de 1822. Fameuse année ! Goûte-moi ça. »

Il déposa sa chandelle à terre, prit sur la bonde un verre de Bohême au calice évasé, à la jambe grêle, au pied mince, et tourna le robinet. Un filet d’or remplit la coupe. Avant de me l’offrir, Brauer l’éleva lentement, pour en montrer la belle couleur d’ambre blond. Puis il le passa sous son nez crochu :

« Quel bouquet ! dit-il, quel parfum ! Ah ! c’est la fantaisie pure, c’est le rêve de Freyschütz.»

Je bus… Toutes les fibres de mon cerveau s’électrisèrent, j’eus de vagues éblouissements.

« Eh bien ? » fit Sébalt.

Pour toute réponse, je me mis à fredonner :

Chasseur diligent, etc.

Et les échos s’éveillaient au loin, ils sortaient la tête du milieu des ombres et chantaient avec moi. C’était magnifique !

« Tu ne chantais pas tout à l’heure ! » dit Sébalt avec un sourire étrange.

Cette réflexion me fit réfléchir, et, m’arrêtant tout court, je m’écriai :

« Tu crois donc que le vin chante ? »

Mais lui ne parut pas faire attention à mes paroles ; il était devenu grave.

Nous poursuivîmes nos pérégrinations souterraines. Les vieux foudres semblaient nous attendre avec respect. Nos regards s’animaient. Brauer buvait aussi.

« Ah ! ah ! dit-il, voici l’opéra de la Flûte enchantée ! Il faut que tu sois bien de mes amis, pour que je t’en joue un air, de celui-là ; diable !… du johannisberg de l’an XI !

Un filet imperceptible siffla dans la coupe, le verre fut rempli. J’en humai jusqu’à la dernière goutte avec recueillement. Brauer me regardait dans le blanc des yeux, les mains croisées sur le dos ; il avait l’air d’envier mon bonheur.

Moi, l’âme du vieux vin, cette âme, plus :