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Page:Erckmann-Chatrian - Contes et romans populaires, 1867.djvu/73

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L’ILLUSTRE DOCTEUR MATHÉUS.

heureux que moi ? » fit le bonhomme d’une voix étouffée.

Il salua de nouveau et se dirigea vers la porte ; mais le brasseur, ému de cette exclamation douloureuse, le retint, et, le prenant à part, lui dit avec bonté :

« Pardon, mon cher monsieur ; vous me paraissez dans un pressant besoin, ne pourrais-je vous rendre le service que vous attendiez de Georges Müller ?

— C’est vrai, dit Mathéus, dont les yeux s’emplirent de larmes, je suis dans un pressant besoin ; je venais demander asile pour cette nuit à Georges Müller, l’une de mes plus anciennes et de mes plus chères connaissances. Quoique je ne l’eusse pas revu depuis trente-cinq ans, époque où je terminai mes études, son cœur n’avait pas changé, j’en suis sûr… il m’aurait bien accueilli !

— Je n’en doute pas, je n’en doute pas, répondit le brasseur, et moi, qui suis son fils, je ne vous refuserai pas non plus, croyez-le bien.

— Vous, le fils de Georges Müller ! s’écria Mathéus ; vous seriez le petit Kasper que j’ai tant de fois bercé sur mes genoux ! Ah ! mon cher, enfant, que je suis donc heureux de vous voir ! je ne vous aurais pas reconnu avec ces gros favoris et cette large figure vermeille ! »

Kasper Müller ne put s’empêcher de sourire de l’accent naïf du docteur ; mais, voyant la foule des buveurs se presser autour d’eux, il l’emmena dans la grande salle, alors déserte, pour s’informer plus exactement de ses affaires. Là, maître Frantz lui fit connaître sans détour par quelles circonstances il avait quitté le Graufthal. Il lui raconta les vicissitudes sans nombre de ses pérégrinations anthropo-zoologiques, et Kasper Müller, lui posant les mains sur les épaules avec familiarité, s’écria :

« Vous êtes un brave et digne homme ! Votre nom ne figure-t-il pas sur mon acte de naissance ?

— Sans doute, répondit l’illustre docteur, maître Georges m’avait pris pour témoin…

— Hé ! qu’est-il besoin d’autres explications ? interrompit le brasseur ; vous resterez chez moi ce soir, c’est convenu ; je vais faire conduire votre cheval à l’écurie et vous envoyer votre disciple. »

À ces mots, il quitta Mathéus pour aller donner ses ordres.

Coucou Peter avait à peine rejoint l’illustre docteur dans la grande salle, que Charlotte, l’une des servantes de l’auberge, vint les prévenir que tout était prêt.

Malgré cette agréable nouvelle, Frantz Mathéus ne pouvait se défendre d’une profonde mélancolie ; il lui semblait que le grand Démiourgos, au lieu de le laisser recourir à Georges Müller, aurait dû le pourvoir lui-même de toutes les choses nécessaires à l’existence philosophique, d’autant plus que c’était pour sa gloire qu’il avait quitté le Graufthal sans emporter un centime.

Mais Coucou Peter, tout surpris de trouver un bon gîte au moment de coucher à la belle étoile, s’étonnait de tout : de la grandeur de l’hôtel, de l’escalier garni d’une belle rampe à pommeau de cuivre, du nombre des appartements ; et quand mademoiselle Charlotte leur ouvrit une jolie chambre, et qu’il aperçut la table ronde où fumaient déjà la soupière et la moitié d’une dinde farcie, alors sa reconnaissance éclata en actions de grâces :

« Ô grand Être, s’écria-t-il, Être des êtres ! c’est maintenant que se manifestent ta puissance sans bornes et ta sagesse infinie ! Dieu de Dieu ! quel festin pour de pauvres diables de philosophes, qui s’attendaient à dormir dans la rue ! »

Il dit ces mots d’une voix si expressive, que mademoiselle Charlotte le prit aussitôt en affection ; mais l’illustre docteur ne répondit pas, car il était vraiment abattu et faisait les plus tristes réflexions sur la carrière philosophique.

En songeant que le plus grand philosophe des temps modernes, le successeur de Pythagore, de Philolaüs et de tous les sages de l’Inde et de l’Égypte, que l’illustre Frantz Mathéus, du Graufthal, au lieu d’être reçu par les populations avec l’enthousiasme convenable, d’être porté en triomphe et de trouver son chemin couvert de palmes, avait couru le risque de coucher dans la rue et de périr de faim, il devenait tout mélancolique, et tout en mangeant, il récapitulait avec amertume les événements de son voyage : — les coups de bâtons d’Oberbronn, l’attentat de Jacob Fischer contre Bruno, la menace des galères du procureur de Saverne, et la proposition de Coucou Peter d’aller chanter dans les brasseries. Cette dernière circonstance surtout le navrait jusqu’au fond de l’âme, et par instants de grosses larmes remplissaient ses yeux, car il se voyait lui-même, comme Bélisaire, tendant la main au coin d’une borne.

Coucou Peter ne fit pas d’abord attention à sa mine désolée ; mais vers la fin du repas il s’en aperçut et s’écria en déposant son verre :

« À quoi diable pensez-vous, maître Frantz ? Je ne vous ai jamais vu cette figure.

— Je pense, répondit le bonhomme, que le genre humain est indigne de connaître les sublimes vérités anthropo-zoologiques. Je