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Page:Estève - Leconte de Lisle, Boivin.djvu/123

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LA NATURE


Les cascades, en un brouillard de pierreries
Versant du haut des rocs leur neige en éventail ;
Et la brise embaumée autour des sucreries,
Et le fourmillement des Hindous au travail ;

Le café rouge, par monceaux, sur l’aire sèche,
Dans les mortiers massifs le son des calaous,
Les grands-parents assis sous la varangue fraîche,
Et les rires d’enfants à l’ombre des bambous[1]


Cette description est pleine de fraîcheur et de vie. Celles, qu’à mon grand regret je dois renoncer à citer, du Bernica et de la ravine de Saint-Gilles, donnent un plus haut degré encore cette impression d’inépuisable fécondité, de luxuriance de la végétation et de pullulement des êtres, qu’avait laissée sur l’imagination de Leconte de Lisle la nature de son pays. Toutes, elles offrent la même variété, la même franchise, la même vivacité de couleurs : vert, bleu, rose, rouge, ambre et or. Il n’y a pas de place ici pour les tons neutres, pour les colorations ternes, pour les demi-teintes, pour les bruns, les gris ou les noirs. Toutes baignent dans la même étincelante lumière, la grande lumière de midi qui, tombant d’un ciel sans nuages, embrase l’air et la terre, avive les nuances, supprime les ombres, vibre sur les pierres, rebondit sur les eaux et laisse le spectateur dans l’éblouissement. Mouvement, couleur, lumière, c’est de ces trois éléments essentiels qu’est faite la beauté inaltérable du « paysage intérieur » que Leconte de Lisle avait apporté avec lui sous notre ciel changeant, aux sourires trop souvent brouillés de vapeur ou trempés de larmes et c’est d’eux aussi que sont composés la plupart des paysages qu’il ne s’est jamais lassé d’imaginer.

C’est eux qu’on retrouve, sans en être étonné, dans ses tableaux de l’Inde. Entre la nature de Bourbon et la nature de Ceylan ou du Bengale, la parenté est évidente. Même bouillonnement de vie, même éclat des couleurs, même intensité lumineuse, même végétation, même flore. Il n’y a en plus que les serpents et les fauves : heureusement pour elle, Bourbon n’en possède pas.

  1. Poèmes Tragiques : L’Illusion suprême.