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Page:Estève - Leconte de Lisle, Boivin.djvu/161

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LE PESSIMISME


Car ma seule Inertie est la source de l’Être :
La matrice du monde est mon Illusion.

C’est Elle qui s’incarne en ses formes diverses,
Esprits et corps, ciel pur, monts et flots orageux[1]


Cette déclaration, Leconte de Lisle l’a reprise à son propre compte par deux fois, en prose et en vers. En prose, dans une autre nouvelle hindoue, Phalya Mani, publiée en 1876 dans La République des Lettres, et qui n’est qu’une réplique, sur le mode sérieux cette fois, de La Princesse Yaso’da. En vers, dans le douzain intitulé la Mâyâ (la Mâyâ, c’est l’Illusion) qui clôt les Poèmes Tragiques :


Mâyâ ! Mâyâ ! torrent des mobiles chimères,
Tu fais jaillir du cœur de l’homme universel
Les brèves voluptés et les haines amères,
Le monde obscur des sens et la splendeur du ciel ;
Mais qu’est-ce que le cœur des hommes éphémères,
Ô Maya sinon toi, le mirage immortel ?
Les siècles écoulés, les minutes prochaines,
S’abîment dans ton ombre, en un même moment,
Avec nos cris, nos pleurs et le sang de nos veines :
Éclair, rêve sinistre, éternité qui ment,
La Vie antique est faite inépuisablement
Du tourbillon sans fln des apparences vaines.


Ce n’est pas sans raison assurément que le poète inscrivait ces vers à la dernière page du recueil qu’il publiait à l’âge de soixante-sept ans, et qu’il pouvait considérer comme la dernière de ses œuvres. Cette doctrine, qui fait si peu de cas de notre individualité éphémère, qui réduit à un pur fantôme cette personnalité à laquelle nous tenons tant, peut nous paraître désolante. Et certes Leconte de Lisle la jugeait ainsi. Mais il goûtait, à s’en bien pénétrer, une amère satisfaction. Elle rendait le calme à sa pensée ; elle résolvait, en supprimant l’un des termes, le conflit entre la réalité et le rêve qui avait été la souffrance de sa vie, et qui est en son fond celle de toute vie humaine. Des deux hommes qui étaient en lui, le poète au cœur tumultueux et le créole au

  1. Poèmes Antiques : La Visionde Brahma.