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Page:Estève - Leconte de Lisle, Boivin.djvu/168

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LECONTE DE LISLE

Il est probable qu’il ne la connaissait pas avant de venir en France. Elle fit sur lui une impression assez forte pour qu’il vit dans son auteur un des plus grands noms de la poésie française, le successeur immédiat — tout l’intervalle, et dans cet intervalle il y a Racine, étant compté pour rien — de Ronsard et de Corneille, et notre « Messie littéraire ». Or, si Chénier lui paraît si grand, ce n’est pas par la qualité de son inspiration, puisée aux sources du paganisme, et non, comme l’aurait souhaité en ce temps-tà le jeune rédacteur de La Variété, à celles du spiritualisme chrétien. C’est par la perfection de sa forme. « André Chénier, déclare-t-il, était païen de souvenirs, de pensées et d’inspirations mais il a été le régénérateur et le roi de la forme lyrique… La facture du vers, la coupe de la phrase pittoresque et énergique que tout un siècle avait bannie ont fait de ses poèmes et de ses élégies une œuvre nouvelle et savante, d’une mélodie entièrement ignorée, d’un éclat d’autant plus saillant qu’il était plus inattendu et plus hardi. » L’article dont j’extrais ces jugements oppose, dans une conclusion vigoureuse, à l’art tel qu’il était à la fin du xviiie siècle, « méprisable routine, absurde mélange des traditions païennes et des croyances modernes », « chaos sans principe et sans forme », l’art « régénérateur » d’André Chénier


Comment avait-il donc deviné, ce moderne enfant de la vieille Grèce, que la poésie lyrique attendait un rayon de soleil, plongée qu’elle était depuis deux siècles dans l’ombre de l’oubli ?… Comment avait-il deviné que la France intelligente demandait un libérateur ?… Nul ne le sait sans doute mais sait-on bien ce que Chénier a fait de ces morceaux de fadeur, froids et vides, que le xviiie siècle appelait des élégies ? Il veut bien nous le faire connaître dans un seul vers, harmonie et délicatesse vivantes !

Le baiser dans mes vers étincelle et respire.


Mais sait-on ce qu’il a fait de l’amour, de l’enthousiasme et de l’énergie, ces trois rayons de la poésie spontanée ignorés avant lui ?… Il en a fait Lamartine, Hugo, Barbier : le sentiment de la méditation ou de l’harmonie, l’ode, l’iambe ! Il a bien mérité de notre littérature actuelle, si étincelante, si mobile, si profonde aussi, quoiqu’on en dise car elle n’a d’autre passé. d’autre sève primitive que lui.


Considéré comme une page d’histoire littéraire, ce morceau appellerait les plus expresses réserves. Il n’est pas douteux qu’en écrivant ses Iambes, Auguste Barbier n’ait pris pour modèle les