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Page:Estève - Leconte de Lisle, Boivin.djvu/22

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LECONTE DE LISLE

fallut plus de trois mois. Il fut retardé dans sa marche non pas par le mauvais temps, mais par des calmes interminables. « Je ne connais rien de plus insipide à la mer, écrivait le jeune voyageur, que cette uniformité du ciel et de l’eau, sans qu’une fraîcheur aucune ride la face huileuse des vagues sur lesquelles le navire se balance légèrement sans bouger de place ; les jours se succèdent et se ressemblent nous ne savons que faire, tout nous endort, et


                                            la voile tendue
Ne demande qu’un souffle à la brise attendue. »


On fume, on rêve, et bientôt on s’ennuie, surtout quand pour la première fois on vient de quitter sa famille. Certains biographes de Leconte de Lisle lui font accomplir, avant son embarquement pour la France, des voyages de moins grande portée, mais assez longs encore, à Madagascar, à Ceylan, dans l’Inde, aux îles de la Sonde. Il semble que ce soit une erreur. Voici, en effet, ce qu’au bout de quelques jours de traversée, il écrit à son ami Adamolle : « C’est une chose bien cruelle qu’un premier départ, lorsque, pour un temps illimité, l’on quitte tout ce que l’on aime. C’est une chose pleine d’amertume, qu’il faut avoir éprouvée, pour en exprimer avec vérité les diverses sensations. Je puis te dire en conscience tout le malaise et l’isolement où on se trouve plongé, car je suis du nombre de ceux qui la connaissent à fond. » Heureusement les escales où s’arrête le navire apportent quelque diversion à son chagrin. Au bout d’une vingtaine de jours de navigation, on arrive au Cap. Le spectacle est magnifique :


6 h. soir. Le ciel s’empourpre des derniers regards du soleilqui jette encore aux grandes hachures de la côte de longues gerbes lumineuses dont l’éclat se fond mollement aux légères brumes amoncelées par le soir sur le front des montagnes nues ; une large baie se creuse peu à peu, ceinte de rochers tailladés à grands traits ; le bleu de la mer y contraste avec singularité, s’opposant aux feux qui se brisent sur leurs flancs gigantesques. Jamais tableau plus grandiose et plus féerique ne s’offrira à mes yeux. C’est False-baie, éloignée du Cap de quelques heures.

À cinq heures du matin, nous doublons la pointe est de Bonne-Espérance. Une immense échappée de vue se déroute à nos yeux. La Croupe du lion, énorme sentinelle accroupie au-dessus de la ville, dessine ses larges contours,