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Page:Estève - Leconte de Lisle, Boivin.djvu/220

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LECONTE DE LISLE

à supposer qu’il n’en fut pas la négation même. Il révolta chez Leconte de Lisle ce sentiment de fierté susceptible, de dignité native, et, pour appeler les choses par leur nom, de pudeur, qui était, de son caractère, un des traits les plus fortement marqués. Sa protestation contre cette littérature d’épanchements sans réserve, de confidences déplacées et d’insupportables racontars, ce fut le sonnet des Montreurs, que publia dans la livraison du 30 juin 1862, trois mois après l’apparition des Poèmes Barbares, la Revue Contemporaine. La page est bien connue, je dirais volontiers qu’elle ne l’est que trop ; mais il n’en faut pas moins la rappeler ici, ne fût-ce que pour la replacer à sa date et en préciser la portée et le sens. On sait comment le poète s’y défend, avec toute son énergie, de se laisser traîner en spectacle, « tel qu’un morne animal » sur le pavé des rues, pour le plaisir d’une « plèbe carnassière », de quel ton méprisant il refuse de déchirer devant elle « la robe de lumière dont se voile la volupté :


Dans mon orgueil muet, dans ma tombe sans gloire,
Dussé-je m’engloutir pour l’éternité noire,
Je ne te vendrai pas mon ivresse ou mon mal,

Je ne livrerai pas ma vie à tes huées,
Je ne danserai pas sur ton tréteau banal
Avec tes histrions et tes prostituées.


Dans ces vers énergiques, avant tout c’est l’homme qui parle et qui refuse d’acheter la renommée au prix de ce qu’il regarde — le mot était en toutes lettres dans la version originale — comme un avilissement. Mais, depuis longtemps déjà, l’artiste était d’accord avec l’homme pour assigner comme matière à la poésie non pas l’expression des douleurs ou des joies individuelles, mais celle des sentiments humains dans ce qu’ils ont de commun et de général. Leconte de Lisle a, dans les trois grands recueils qu’il a publiés de son vivant ; appliqué cette règle de la façon la plus stricte. Il n’a épargné que les allusions — combien discrètes et vagues — à son premier amour. Il a retranché tout ce qui avait un accent trop personnel, ou un caractère anecdotique, tout ce qui aurait fait descendre sa poésie du piédestal sur lequel, comme une