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Page:Estève - Leconte de Lisle, Boivin.djvu/51

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LES DÉBUTS LITTÉRAIRES

terre, car tout cela passe et tout cela s’oublie ; mais elles sont dans l’amour de la beauté impérissable, dans l’ambition des richesses inamovibles de l’intelligence, et dans l’étude sans terme du juste, du bien et du vrai absolus, abstraction faite des morales factices d’ici-bas. Les joies fausses sont dans la vie vulgaire ; les joies réelles sont en Dieu ». Adamolle s’est permis enfin d’insinuer que si Leconte de Lisle veut aller à Paris, c’est qu’il trouve l’existence, à Saint-Denis, monotone, et qu’il ne serait pas fâché de se distraire un peu. « Ce que je chercherais à Paris, mon vieil ami, ne serait pas une vie plus émotionnée (sic)… Ce que je désirerais là-bas, c’est au contraire une vie plus calme que celle-ci, plus propice à l’étude, et non plus bruyante. J’ai toujours détesté le bruit que font les hommes, et eux aussi… » Il veut se persuader qu’au fond Adamolle éprouve les mêmes souffrances que lui, mais qu’il estime plus sage de dissimuler son mal. « Crois-moi, le remède à cette gangrène générale est une vraie foi en un Dieu vrai. Quel est ce Dieu ? Nous en parlerons quand tu voudras ». Adamolle est tout étourdi de cette philosophie. Il admire les principes de son ami, il envie la quiétude qu’ils lui ont apportée ; il se déclare prêt à aborder avec lui la question de Dieu. « Hélas ! Hélas ! répond Leconte de Lisle, ce sont bien là ces principes tant et si vainement cherchés par beaucoup d’intelligences fortes et belles sans doute, mais trop préoccupées d’intérêts contingents ; mais pour qu’ils m’aidassent à conquérir cette heureuse quiétude dont tu parles, il faudrait que je puisse m’abstraire d’un monde aveugle ou de mauvaise volonté. Or, un homme, quel qu’il soit, peut-il s’abstraire incessamment de l’humanité ? » Pour ce qui est de Dieu, de sa substance et de ses attributs, il renvoie son correspondant aux Sept Cordes de la Lyre, de Mme Sand. « Une part de vérité est contenue dans ce poème magnifique. » Adamolle n’est guère capable de suivre son ami si haut. Ces aperçus sur la nature de l’Être lui rappellent surtout leurs conversations de jadis sur la grève de Saint-Paul. Il regrette le temps passé il regrette de ne plus retrouver l’ami qu’il a connu. Et Leconte de Lisle découvre avec stupeur l’abîme qui s’est creusé entre lui et celui qu’il aimait le plus, abîme qui ne pourra se combler. La page vaut qu’on la cite