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Page:Eyma, Les peaux noires, Lévy, 1857.djvu/256

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de couleur ne l’est, à coup sûr, dans toute la Havane, et tu ne peux pas aimer sans espoir qu’on t’aime… Qui donc est celui pour qui ton cœur a chanté ?

— Je ne puis pas le nommer, répondit Tobine en frissonnant.

— C’est une Excellence ?

Tobine se contenta de faire un signe de tête.

Certes, il n’est pas rare aux colonies de voir des filles de couleur amoureuses de jeunes blancs, et il n’est pas extraordinaire qu’il découle de là un drame ou une émotion. Les femmes de la caste de Tobine sont la proie habituelle des riches et des élégants de la race blanche. Libres, elles se donnent à qui veut les prendre ; esclaves, elles deviennent l’objet d’un marché traité de gré à gré, souvent entre le propriétaire et l’amant lui-même, sans que la morale coloniale y trouve à redire.

Mais il s’est présenté des cas où, selon les habitudes de l’enfance, et l’espèce d’éducation qu’elles ont recueillies au contact de leurs maîtresses, certaines jeunes filles esclaves, surtout dans la position de favorite qu’avait occupée Tobine, puisent des idées élevées et honnêtes. Celles-là ont trouvé un frein à leurs passions ; la prostitution luxueuse de leurs compagnes les a épouvantées, elles ont fait quelquefois des rêves chastes ou ambitieux. Elles n’ont ressenti de l’amour que les atteintes honnêtes, et de l’homme qui a fait chanter leur cœur, selon l’expression havanaise de Joséfa, elles font un dieu pour leur âme, un mari pour leur cœur. Si cet homme est un blanc, une Excellence, le rêve, pour des filles comme Tobine, devient un cauchemar affreux, peuplé de haine, de vengeance et de malédiction. Qui haïssent-elles le plus alors, de l’amant impossible ou de leur rivale ? Elles l’ignorent elles-mêmes ; mais elles haïssent et elles sont disposées à se venger en aveugles ; il leur faut une proie au moins ; c’est le comble