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Page:Féron - L'espion des habits rouges, 1928.djvu/11

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L’ESPION DES HABITS ROUGES

laient n’avaient pas l’air de bien s’entendre ou se comprendre eux-mêmes. Et au-dessus de ce charabia zigzaguait la voix criarde de Landry. Lui, n’était presque plus visible dans le nuage de fumée qui le cerclait. Il demeurait toujours juché sur sa table, lançant après une large bouffée un jet de salive, dansant, sautant, giguant, et toujours avec son bonnet de laine rouge qui effleurait les poutres enfumées du plafond. Il criait :

— Farfouille vous l’a dit, mes amis : c’est dangereux, un espion ! Faut pas attendre que ça vous coupe le cou ou que ça vous déclenche un coup de fusil dans l’œil ou dans l’nez !

— Mais vas-tu bien te taire, Landry ! faisait chaque fois Dame Rémillard demeurée derrière son comptoir d’où elle surveillait ses hôtes avec une inquiétude que manifestaient nettement ses traits.

Landry lui décochait un sourire narquois en clignant de l’œil et reprenait, la voix plus perçante :

— Vous savez, les amis, un espion c’est comme qui dirait un serpent : ça se glisse entre vos jambes sans que vous vous en aperceviez, et puis ça vous darde tout d’un coup ! Moi, je me méfie des espions comme des serpents !

Or, Landry soufflait sur des braises déjà ardentes, et la tenancière, naturellement, redoutait que sa maison ne devînt le théâtre d’un drame affreux.

Le prisonnier ne paraissait nullement se préoccuper de ce qui se passait autour de lui. Farfouille Lacasse lui avait remis son chapeau sur la tête, et, les yeux toujours rivés sur la flamme du foyer, toujours avec ses lèvres dédaigneusement souriantes, celui qu’on appelait l’espion demeurait indifférent en apparence. Du reste, la fumée des pipes l’empêchait de bien voir cette foule grondante de villageois et de Patriotes, et le tumulte des conversations ne lui permettait pas de saisir le sens des choses qu’on se jetait confusément en paroles entrecoupées de jurons, de coups de poings sur les tables, d’exclamations, d’éclats de rire, de toussements et de frottements de pieds sur le plancher. Cependant, de temps à autre il levait un regard perçant sur la silhouette de Farfouille qui lui tournait le dos et le masquait à demi aux yeux des Patriotes et villageois.

Quant à Farfouille, comme une sentinelle vigilante, il demeurait appuyé sur le canon de son fusil et, sans impatience, calme, attendait la décision de l’assemblée. C’était un grand diable d’homme que ce Farfouille Lacasse, fils de paysan, âgé de vingt-deux à vingt-trois ans, qui, à la saison d’hiver, s’en allait dans les bois pour ne revenir chez son père qu’au printemps à la reprise des travaux de la terre. On le disait chasseur émérite, et tireur de première force. Il était très blond, pas laid, et d’un caractère jovial. C’était aussi un marcheur forcené, et peu de coureurs des bois pouvaient le suivre au travers de la forêt. Chaussé de raquettes, il allait à pas de géant. Habituellement Farfouille Lacasse partait pour les bois le surlendemain de la Toussaint ; mais cette année-là le docteur Nelson lui avait dit, un jour :

— On a besoin de toi et de ton fusil, Farfouille, cet automne !

— Ah ben ! monsieur le docteur, vous n’avez qu’à me prendre. Faut-il aller vous tuer un chevreuil ?

— Non… mais tu auras peut-être à défendre ton village contre les soldats du gouvernement… tu me comprends ?

— Si je vous comprends… avait souri le jeune chasseur, je vous crois ben ! C’est bon, je serai au poste !

— Tu as des balles et de la poudre ?

— En masse, monsieur le docteur !

— C’est bon, on comptera sur toi !

Et Farfouille était demeuré pour défendre son village. !

Mais il n’était pas un meurtrier, pas plus que les villageois et les Patriotes réuni dans l’auberge de Dame Rémillard n’étaient des assassins. Tous ces gens étaient menacés, et ils voulaient se protéger. Papineau leur avait dit que la parole était impuissante à se faire entendre à Québec, à Montréal, à Kingston et à Londres, et qu’il ne resterait bientôt plus qu’à faire parler les fusils. On avait donc apprêté le peu de fusils qu’on avait. Aussi, croyait-on être dans son juste droit en exécutant un compatriote qui était un traître et un espion, par conséquent un ennemi dangereux ! Si c’était la guerre, on prenait un droit de guerre : pas de quartier, point de merci ! Voilà le point sur lequel on essayait de s’entendre parmi ces gens honnêtes, braves et courageux qui, dans les jours ordinaires, n’eussent pas troublé l’écho du firmament, et qui, paisibles, retirés