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Page:Féron - L'espion des habits rouges, 1928.djvu/14

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L’ESPION DES HABITS ROUGES

un traître ! cria Landry exaspéré par le calme de son ami.

— C’est vrai ! approuva une partie de la salle. Cet homme est un traître, et ce n’est pas un canayen ! Mort ! Mort !

— Mort !… hurla Landry en arrachant à Farfouille son fusil.

La salle applaudit à ce geste.

— Landry ! Landry !… cria Dame Rémillard pour protester.

— Laissez donc faire, la mère ! vociféra un villageois. C’est pas vous qu’on tue, et c’est pas votre garçon non plus ! Mort à l’espion !

— Mort au traître ! Mort à l’espion ! cria la salle entière une dernière fois.

Puis un silence effrayant se fit, car Landry mettait le prisonnier en joue, presque à bout portant.

Farfouille Lacasse jeta une imprécation.

— Si vous tuez, vous autres, des canayens qui sont pas armés, moi je m’efface !

— Va-t’en, sans-cœur ! cria Landry. Moi, je tire… Allons ! traître, ajouta le jeune homme sur un ton résolu, fais ton signe de croix, car je tire…

Un nouveau silence se fit… Dans ce silence une voix de femme au timbre sonore et grave résonna et sembla descendre de l’étage supérieur :

— Landry… proféra la voix, tu ne tireras pas !

Les Anglais survenant à l’improviste et aux bruits de leurs canons n’auraient pas produit un effet plus curieux : la salle entière se statufia et tous les yeux s’élevèrent vers le haut de l’escalier où venait de paraître une jeune fille vêtue de blanc.

Landry, frémit de tout son être et abaissa vivement son arme.

Le prisonnier lui-même tressaillit. Puis il pâlit et baissa la tête pour regarder les flammes du foyer, comme s’il avait eu peur de regarder cette jeune fille qui venait de sauver sa vie.

Mais Dame Rémillard, elle, jeta un cri de joie en proférant ce nom :

— Denise !… Ma Denise !…

La jeune fille descendait lentement l’escalier, une de ses mains fines glissant sur la rampe luisante. Et c’était une belle fille de vingt-un ans, grande, élancée, élégante même, très brune et ressemblant fort du visage à Dame Rémillard. Ses cheveux très noirs, comme ceux de sa mère, fins, légers et ondulés formaient deux bandeaux, couvraient à demi les oreilles et se terminaient par une grosse natte enrubannée de rouge et reposant sur la nuque. Le visage était très ovale, un peu maigre, mais aux traits délicats et harmonieux, et le tout était complété par des yeux noirs très brillants et mobiles, un nez parfait, une bouche admirable. Quelle belle fille !… On la regardait avec une admiration croissante, et pourtant on la connaissait bien, cette Denise Rémillard.

Elle descendait, calme et grave, en tenant son regard perçant et sévère sur les hôtes de l’auberge qui demeuraient béants.

Au pied de l’escalier elle s’arrêta, sourit à sa mère, laissa peser sur Landry honteux et confus un œil courroucé, et regarda le prisonnier. Celui-ci venait de lever ses yeux sur la jeune fille. Les deux regards se croisèrent rapidement et parurent échanger une pensée. Puis, chose étrange, la jeune fille ferma les yeux, porta une main à sa poitrine, tandis que l’autre main demeurait crispée à la rampe, et soudain elle s’affaissa sur le tapis de laine étendu au bas de l’escalier.

— Denise !… Denise !… clama Dame Rémillard en s’élançant au secours de sa fille.

Mais déjà Farfouille Lacasse bondissait et relevait la jeune fille.

Mais celle-ci n’était pas évanouie. De suite, par un effort de volonté elle se raidissait en écartant Farfouille. Son teint brun était devenu blanc, sa poitrine suffoquait, et de ses deux mains serrées à la rampe de l’escalier elle se maintenait debout.

Dame Rémillard survenait aussitôt et passait un bras autour de la taille flexible de sa fille qu’elle soutenait.

— Mais qu’as-tu donc, ma chérie ? demandait toute angoissée la tavernière. On dirait que tu es bien malade…

— Un étourdissement, maman… Ce n’est rien.

Elle sourit encore. Puis, promenant son regard à demi voilé sur les villageois et Patriotes silencieux, elle dit d’une voix plus faible :

— Mes amis, je vous prie de ne point faire de mal à ce jeune homme !

Elle indiquait le prisonnier sans oser le regarder.

Du reste, celui-ci, dont on pouvait deviner le trouble, avait reporté ses regards sur le foyer.