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Page:Féron - L'espion des habits rouges, 1928.djvu/17

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L’ESPION DES HABITS ROUGES

glaise laissèrent leurs sympathies pencher du côté de la justice et de la légitimité ; et c’est ainsi que dans les rangs des insurgés on put compter des anglais, non seulement de simples combattants, mais aussi des chefs, tels Wolfred Nelson et son frère Robert. Et combien d’autres anglais qui, s’ils ne furent pas militants, n’en furent pas moins, en principe, des appuis au mouvement insurrectionnel. En fouillant, aujourd’hui, cette page de l’Histoire canadienne, en disséquant les faits et les hommes, l’on est porté à formuler cette hypothèse : « Si, d’aventure, les Canadiens avaient réussi à battre les soldats du gouvernement à Saint-Charles, il n’y aurait pas eu ni de Saint-Eustache ni d’Odelltown ; car après cette double victoire tout le pays, anglais comme français, se serait soulevé ouvertement contre le régime de la Bureaucratie ! »

Mais que serait-il arrivé ensuite ? La réponse semble claire !…

Wolfred Nelson, en se mettant à la tête des Canadiens pour revendiquer par les armes ce que la parole n’avait pu obtenir dans les assemblées délibérantes, ne reniait point ses origines et sa race ; au contraire : né d’une race chevaleresque, d’un peuple qui voulait briller dans le monde par les lois de l’honneur, il pensait qu’il était de son devoir de maintenir en ce pays du Canada cet honneur britannique dont il était fier. Puisque l’Angleterre avait promis la liberté aux Canadiens, lui, Nelson, se faisait le champion de cette justice et de cet honneur contre une affreuse bande de provocateurs, de mercenaires sans âmes et sans patrie qui, coûte que coûte, tentaient d’avilir d’abord et dominer ensuite une race qui était toute digne de l’estime d’une autre race.

Impétueux, brave, généreux, Wolfred Nelson donnait sa vie et sa fortune, il sacrifiait son foyer et sa famille. Pour lui la Patrie libre, c’était le plus grand bien qu’un homme digne de ce nom pût acquérir. Car Nelson, tout à l’opposé d’un grand nombre de ses compatriotes anglais et coreligionnaires qui ne reconnaissaient d’autre patrie que l’Angleterre, admettait le Canada comme sa patrie. Il reconnaissait comme ses concitoyens et compatriotes les habitants de langue française comme ceux de langue anglaise ; et, ayant vécu parmi les Canadiens, il en avait adopté la langue, les coutumes et la mentalité. Il ne gardait de son origine et de sa race que son flegme imperturbable. Aussi eut-il la confiance des Canadiens, leur admiration, leur dévouement et leur gratitude.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Wolfred Nelson venait donc de pénétrer dans l’auberge de Dame Rémillard, et son regard perçant, aigu, avait déjà fouillé la physionomie sombre du prisonnier. Mais avant d’atteindre la cheminée, il avisa la tavernière et sa fille qui, toutes deux, venaient de prendre place sur un banc posé près de l’escalier. Et il remarqua que Denise était très pâle et agité.

Il s’arrêta, enleva le chapeau haut de forme qui couvrait son chef, s’inclina et dit avec un sourire :

— Je vous demande pardon, Madame Rémillard et à vous aussi, mademoiselle Denise… je ne vous avais pas vues !

Et s’approchant des deux femmes qui s’inclinaient de la tête et du buste, il demanda :

— Mademoiselle est-elle malade ?

— C’est peu de chose, monsieur le docteur, répondit la jeune fille avec un sourire contraint ; un étourdissement m’a prise tout à l’heure…

— Un étourdissement ?… C’est peu de chose, en effet. Dame Rémillard, ajouta le docteur, préparez à mademoiselle une potion à l’eau-de-vie ! Car elle est toute pâle… elle grelotte !

— C’est vrai, admit la tenancière qui était aussi pâle que sa fille, ma pauvre Denise tremble et grelotte. Et pourtant, il ne fait pas froid ici !

— J’avoue qu’il fait très bon, répliqua le docteur d’une voix sévère. Mais mademoiselle a besoin de plus de chaleur qu’il fait ici, et c’est pourquoi je vous conseille de lui faire boire une potion qui la stimulera tout en la réchauffant.

— C’est bien, docteur, répondit la mère Rémillard, je vais suivre votre conseil.

Elle aida sa fille à se lever, disant d’une voix tendre :

— Viens dans la cuisine, ma Denise, il y fait plus chaud qu’ici. Et puis, il y a ces senteurs de tabac qui doivent te faire mal…

La jeune fille sourit à Nelson et se laissa entraîner vers la cuisine sans mot dire.