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Page:Féron - L'espion des habits rouges, 1928.djvu/26

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L’ESPION DES HABITS ROUGES

n’était pas inébranlable, et ce différend n’avait pas créé la haine pas plus chez Denise que chez Ambroise. Loin de là : Ambroise venait d’avouer qu’il continuait d’aimer Denise, mais sans espoir ; de son côté, Denise, à supposer qu’elle n’aimât plus Ambroise, conservait pour lui une certaine estime pour la raison que le jeune homme avait su garder la discrétion la plus entière à l’égard du revirement de Denise en matières politiques. Pour rien au monde Denise n’aurait voulu que sa mère, qui était une patriote ardente, sût que sa Denise avait embrassé la cause ennemie, et elle n’aurait pas voulu davantage que les habitants de Saint-Denis fussent instruits de cette affaire. Elle était donc reconnaissante à Coupal de ne l’avoir pas trahie en gardant le secret. Il n’y a pas de doute que, si le village et la paroisse de Saint-Denis eussent appris que la jolie Denise était passée dans le camp ennemi, la jeune fille eût été mal vue, que Dame Rémillard eût grandement souffert dans son commerce, et que les villageois, entre autres, eussent du coup cessé de manifester pour Denise leur respect et leur admiration. À cause même de sa conduite généreuse Ambroise Coupal avait conservé l’estime et la confiance de Denise.

Et celle-ci avait la même confiance en Félicie, la sœur d’Ambroise. Elle aimait cette enfant comme une sœur, et peut-être mieux qu’une sœur. Du reste, Félicie méritait bien cette confiance et cette estime : elle était si aimante, gentille et discrète. Plus jeune que Denise de trois ans, elle était cependant douée d’un jugement plus sûr, et, quoique gaie par nature, elle était sérieuse à l’occasion, très sérieuse, et alors sa parole douce, grave et profonde à la fois, impressionnait. Par la précocité du caractère Félicie passait sans transition de son rôle d’adolescente à celui de la femme mûrie par les difficultés de l’existence, et dans l’un ou l’autre rôle elle demeurait simple et bonne. Sans avoir la beauté de traits et de taille de Denise, Félicie possédait un petit minois séduisant que lorgnait avec envie plus d’un gas de la paroisse de Saint-Denis. Au reste, elle était déjà courtisée, et tout faisait présager qu’elle laisserait tomber bientôt sa petite main de fée dans la main calleuse, mais honnête, d’un brave paysan. Bien qu’elle eût reçu une instruction moyenne, elle demeurait très paysanne par l’esprit et le sans façon de ses manières. Elle était loin d’avoir l’élégance de Denise, mais telle qu’on la connaissait elle demeurait adorable ; et loin d’elle ce défaut des filles du peuple d’envier et jalouser la bonne mine et les attraits d’autres jeunes filles mieux favorisées de la nature. Si Félicie eut eu ce défaut elle n’aurait pas aimé Denise ; mais elle aimait tellement la fille de la tavernière qu’elle la désirait à tout prix pour sœur. Clairvoyante, elle reconnaissait bien à Denise certaines petites défectuosités de tempérament, mais elle savait Denise généreuse jusqu’au sacrifice : cette qualité suffisait à Félicie pour désirer cette Denise pour belle-sœur. Aussi avait-elle beaucoup travaillé pour faire éclore une amitié durable entre Ambroise et Denise. Puis, un jour, elle s’était réjouie du succès de son œuvre. Mais un autre jour elle avait pleuré amèrement en apprenant que cette même œuvre, qu’elle avait crue établie sur des assises solides, s’était écroulée comme s’affaissent ces petits bâtiments de terre qu’édifient les enfants. Et qu’avait-il suffi pour renverser l’édifice ? Un simple vent d’orage ! Un désaccord d’idées, une différence d’opinions bien ou mal acquises et diversement exprimées… c’était tout ! Oui, mais c’était incroyable pour Félicie.

Néanmoins, le fait était demeuré, et si frappant qu’Ambroise n’avait pu, malgré tout son vouloir, en dérober les marques à sa sœur. Et elle, cette pauvre Félicie, qui aimait tant son grand frère, avait été atteinte non moins durement que celui-ci par le volte-face de Denise. Mais sa souffrance avait été atténuée par la belle énergie d’Ambroise qui, plein de cœur et de vaillance, fit taire les cris de son âme blessée pour se vouer plus résolument, plus farouchement, à la défense de la cause qu’il plaçait au-dessus de tout. C’est ce sentiment aigu du devoir et de l’amour du sol qui fit grandir tant de courages, en cette époque tumultueuse du Canada français, et qui entraîna à tant de sacrifices héroïques. Dans combien d’esprits on aurait pu saisir cette formule qui fut sur le point d’être un mot d’ordre par tout le pays de Québec : « Sauvons l’honneur… le reste après ! » Wolfred Nelson l’avait formulée et répétée comme un cri de ralliement, mais elle fut éteinte par les canons qui balayèrent Saint-Charles pour, ensuite, demeurer enfouie sous les cendres de Saint-Eustache.