Aller au contenu

Page:Féron - L'espion des habits rouges, 1928.djvu/28

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
26
L’ESPION DES HABITS ROUGES

en riant, c’est moi qui ai poussé le verrou tantôt quand je suis entrée !

— Ah ! bien, en ce cas, mademoiselle Félicie, il n’y a pas de faute ! Ah ! ça, vous êtes debout… vous ne vous asseyez donc pas ?… Tiens ! Ambroise n’est plus là !…

— Il est parti, maman, dit Denise.

— Je vois bien… Tenez ! mademoiselle Félicie, venez vous asseoir ici ! Mais, dis-moi donc, Denise, est-ce qu’il n’est pas temps d’éteindre cette lampe, voilà qu’on éclaire le jour ! Et la cheminée qui se meurt !…

Et tout en parlant, vive toujours, Dame Rémillard alla souffler la lampe, puis elle vint jeter du bois dans l’âtre après en avoir ravivé les braises. Et elle continuait de parler ainsi à Félicie :

— Et vous avez dû apprendre cette nouvelle qu’on avait arrêté un espion ? C’est incroyable, mais c’est ce pauvre André Latour ! Ma foi ! je ne lui veux pas de mal… mais s’il est vrai qu’il est venu nous espionner, et bien que ce soit l’ami de Denise, je crains bien qu’il ne s’en tire pas à bon marché avec le docteur ! Quels temps tout de même qu’on traverse !… Ah ! si vous aviez été ici ce matin, mademoiselle Félicie, s’il y en a eu du trimbalement ! J’ai bien pensé que s’en était fait de ce pauvre Latour quand j’ai vu que tout le monde voulait sa tête ! J’en aurais bien eu de la peine, pauvre jeune homme ! Mais vous comprenez, mademoiselle Félicie, que j’ai pris pour lui, sans tout de même vouloir blâmer les autres. Ils sont patriotes et moi aussi, et je vous le demande, si on ne l’était pas, qui est-ce qui le serait ?

Denise rougit violemment à ces paroles de sa mère. Mais celle-ci regardait Félicie et poursuivait en s’animant :

— Voyez-vous, on n’a rien qu’un pays, et si on le défend pas, où ira-t-on ? Si on laissait faire, comme il y a des insouciants qui disent, on ne serait plus maître chez soi. Au lieu de travailler pour nous autres et nos enfants, on travaillerait pour le roi d’Angleterre et la reine et tous les Anglais…

Elle se tut, tisonna le feu et gronda :

— On dirait que ce bois-là est trempe… ça pétille, ça fume, mais ça ne flambe pas !

— Il ne fait pas froid ici, dit Félicie.

— Non ?… Pourtant, en entrant tout à l’heure j’ai senti comme un air froid sur les épaules. Il est vrai que dans la cuisine le fourneau est tout rouge. Mais, tiens, voilà que ça chauffe… Eh bien ! Denise, tu ne déjeunes pas ? Tu n’invites pas Mademoiselle Félicie, pendant que je vais faire le ménage ici. Regardez-moi cet équipage qu’on m’a fait sur le plancher ce matin… de la cendre de pipes, des crachats, des bouts d’allumettes… Ah ! les hommes, quand ça bavasse, ça ne sait pas ce que ça fait ! Eh bien ! Mademoiselle Félicie, allez vous restaurer un brin avec Denise. Peut-être qu’un petit verre de vin…

— Merci bien, madame Rémillard, répondit Félicie, madame Pagé m’a fait boire ce matin un petit verre de vin de cassis tout chaud. Figurez-vous que je suis arrivée toute transie…

— Je crois bien, interrompit la tavernière, trois milles en voiture le matin, comme ça, à ce temps-ci de l’année ! Ça m’étonne que vous ne soyez pas gelée complètement. Vous êtes venue avec Ambroise ?

— Oui, il avait des affaires urgentes… Je ne serais pas venue si matin. Mais il fallait bien que je profite de l’occasion, je tenais tant à voir Denise. Ambroise a attelé sur le cabriolet et nous sommes venus bon train. Tout de même, je n’ai pas eu chaud.

— Comme ça, une tasse de vin ne vous dit rien.

— Rien, merci encore !

— Pas même une bouchée avec un peu de café d’orge ?

— Non, non, madame Rémillard, je n’ai pas faim.

— Et toi, Denise ? interrogea tendrement la tenancière.

— Non plus, maman, je n’ai pas faim.

— Mais tu es mieux, au moins ?

— Oui.

— Eh bien ! reprit Dame Rémillard, puisque vous n’avez ni faim ni soif, allez dans la cuisine en attendant que j’aie fait le ménage ici.

— Maman, nous allons monter à ma chambre, Félicie et moi ; nous avons bien des choses à nous dire et nous y serons mieux. Viens, Félicie ! Peut-être qu’après serons-nous mieux disposées pour manger.

— C’est bien, allez, mes filles, allez ! dit Dame Rémillard qui, aussitôt, se mit en train de ranger et nettoyer.

Le jour était venu, mais un jour bas et sombre chargé de mélancolie. À part quelques timides chants de coqs et des aboie-