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Page:Féron - L'espion des habits rouges, 1928.djvu/55

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L’ESPION DES HABITS ROUGES

les ! Car quoi de plus ignoble que la lâcheté et la traîtrise ! Oui, elle avait trahi les siens ! Ambroise Coupal le lui avait dit ! Félicie lui avait craché de cinglantes vérités, et elle avait eu raison ! Oh ! Denise les voyait bien maintenant toutes ces vérités ! Tandis qu’un peuple entier avait lancé une clameur d’indignation contre les ennemis de son pays, Denise avait applaudi aux affronts qu’on lui avait jetés à la face, à elle, Denise, comme à ses compatriotes ! De ces affronts elle sentait à présent la cuisante brûlure ! Oh ! comme elle avait été insensée de croire que sa race avait tort et que l’ennemi avait raison ! Oui, elle avait dix fois mérité les reproches et le mépris d’Ambroise Coupal !

La jeune fille ne se ménageait plus. Elle reconnaissait ses torts, elle admettait l’erreur dans laquelle elle avait donné tête baissée, elle s’avouait qu’elle était digne du mépris sinon de la haine de tous les vrais Canadiens ! Coupal le lui avait dit : sous les soufflets des générations futures de sa race, son cadavre à elle se retournerait dans sa fosse ! Il avait dit vrai. À bien y penser, sa conduite avait été infâme !

Ah ! comme elle regrettait sa toquade, la pauvre fille ! Mais elle voulait bien se repentir, et elle se repentait ! Mais elle voulait aussi réparer ! Réparer ? Comment… s’il était trop tard ?…

Et son cœur criait, son âme canadienne clamait, son esprit rugissait :

— Peccavi !… Peccavi !…

Une fièvre ardente la consumait… Oh ! quelles souffrances ! Et quelle honte ! Quelle infamie !

Chaque coup de feu qui résonnait dans l’espace était pour elle un dard cruel et implacable ! Elle se sentait transpercée d’outre en outre ! Chaque cri des combattants lui paraissait comme une malédiction jetée contre elle ! Chaque gémissement de blessé lui était un reproche sanglant !

Mais pourquoi les coups de feu cessaient-ils ?

Mais pourquoi ces cris furieux, ces chocs d’armes, ces claquements d’acier, ces hurlements, et parfois… oui, parfois des cris de triomphe ?

Que se passait-il ?

Ah ! l’atroce épouvante ! Quoi ! les siens étaient-ils enfin écrasés sous la masse rouge des soudards étrangers ? Soudards qu’elle avait appelés, qu’elle avait applaudis, encouragés, admirés, loués !… Était-ce la sanglante agonie de son peuple qui commençait ?

Sans s’en rendre bien compte elle poussa une clameur d’effroi et de honte !

Et elle voulut voir… voir si les soldats rouges de l’Angleterre faisaient boucherie de ses compatriotes ! Voir s’il était vrai que les troupes ennemies se livraient au carnage… et alors, pour expier, elle irait se jeter sous leurs glaives et mourir avec les autres !

Frémissante d’angoisse elle courut à la porte, l’ouvrit et s’élança vers le chemin. Elle demeura là quelques instants, comme stupéfaite et admirative.

Car elle voyait Les Patriotes et les soldats anglais mêlés et confondus. C’était une ruée épique des capotes grises contre les capotes rouges. Elle entendait les clameurs guerrières des Canadiens qui soulevaient en elle un élan qu’elle pouvait difficilement contenir. Un rayon de soleil lui fit voir d’innombrables armes, toutes sanglantes, s’élever et s’abaisser avec la rapidité des éclairs de l’orage. Et ces armes remontaient, descendaient, frappaient, perçaient, tailladaient. Des faux jetaient des lueurs qui brûlaient ses yeux. Des haches sifflaient dans l’espace, et des hommes tombaient comme tombent les arbres de la forêt sous les coups rudes du bûcheron. Et des piques éventraient ! Des fourches ensanglantées gardaient à leurs dents d’acier des lambeaux d’habits rouges !

Derrière la masse confuse de ces grands lutteurs, Denise voyait encore des cavaliers prendre la fuite dans un galop éperdu ! Des fantassins rouges en désordre retraitaient, et elle entendait leurs cris d’épouvante ! Mais elle pouvait percevoir en même temps des cris de joie et de triomphe poussés par les Patriotes… Ah ! c’était donc, enfin, la victoire de la Patrie ?… Elle n’osait le croire, tant elle redoutait que cette victoire, dont elle saisissait les premiers présages, n’échappât soudain à ceux qui la disputaient avec un si courageux acharnement à l’ennemi du pays ! Mais à mesure que les Patriotes repoussaient plus loin les troupes du gouvernement, Denise voyait aussi des morts et des blessés sur le chemin recouvert d’une boue sanglante. Et elle voyait des femmes et des enfants courir aux blessés, les soulever, les emporter. Et parmi ces femmes si superbes de