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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/105

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LES HABITS NOIRS

femme qui berçait un nuage dans ses bras, était pour lui comme le symbole du sort actuel de Lily. Il la voyait cachée je ne sais où, courant les champs et les bois, au gré d’une folie paisible et chantant la chanson des mères au cher petit fantôme que son délire clément lui rendait.

Ou bien, il la voyait morte.

Morte ou folle, il l’entourait d’une idolâtrie si ardente que Médor attendri en recevait le contrecoup. Médor l’aimait maintenant.

En conscience, les propriétaires ne peuvent avoir égard à tous ces fades romans. Il faut les loyers payés. Au bout de trois semaines environ, vingt-quatre heures après les délais échus, un petit papier fut collé à la porte de la maison. Ce petit papier annonçait la vente de madame Lily.

Médor épelait difficilement, Justin ne voyant rien. L’affiche passa inaperçue pour l’un et pour l’autre.

Justin changeait beaucoup et pour ainsi dire à vue d’œil. Il devenait maigre et pâle, le bord de sa paupière s’enflammait, sa taille si élégante et si noble se voûtait comme celle d’un vieillard. Il y avait une chose singulière : chaque matin Médor le voyait arriver l’œil fatigué, mais ardent, la joue hâve, mais teintée par places, entre cuir et chair, de sourdes rougeurs qui ressemblaient à des meurtrissures.

À ce moment Justin portait haut ; il y avait en lui de l’exaltation et comme une lugubre gaieté.

De ses habits, qui allaient s’usant déjà et se souillant sans qu’il y prît garde, et de toute sa personne se dégageait une odeur particulière où l’on eût démêlé le parfum de l’anis, modifié par une pénétrante amertume.

Les gens comme Médor ont l’odorat peu sensible, et cependant le bon garçon s’était dit une fois ou deux :

— Il aura bu l’absinthe, faut bien se récœurer.

À mesure que la journée avançait, l’animation de Justin tombait. Il s’affaissait en quelque sorte d’heure en heure, régulièrement, jusqu’à ce qu’enfin son exaltation se fît complète atonie.

Le propriétaire était homme à ne négliger ni les usages ni même les convenances. Il ne fit procéder à la vente que le lendemain du délai légal.

Ce fut un grand coup pour Justin et pour Médor qui ne s’y attendaient ni l’un ni l’autre ; il sembla que c’était la fin de tout. Ils restèrent consternés devant les cinq ou six commères qui venaient acheter ; les paroles ne leur venaient point pour conjurer ou retarder une si misérable profanation.

Le lit de la Gloriette, le berceau de Petite-Reine, vendus !

Justin fut longtemps à trouver cette chose si simple :

— J’achète le tout.

Il voulut aussi garder la chambre à son compte, mais la chambre était louée.

Médor se chargea d’opérer le déménagement. Son pauvre cœur défaillait ; ses robustes jambes faiblissaient sous le moindre fardeau.

Justin l’aida, portant les meubles en pleine rue sans honte ni respect humain.

Vers la brune, tout ce qui avait appartenu à la Gloriette était dans le logement de Justin, qui dit à Médor :

— Vous êtes encore ici chez elle. Entrez, sortez à toute heure, selon votre volonté, comme si c’était votre maison.