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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/117

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LES HABITS NOIRS

et semblait rayonner dans un large espace vide. Tout Nantes l’avait regardé, tout Nantes s’était dit : qu’est-ce que c’est que mademoiselle Saphir ? hé, là-bas !

« Et pour savoir, tout Nantes était venu voir, si bien qu’on avait refusé du monde à la porte en quantité.

« Les voisins de la foire enrageaient à faire pitié.

« Elle dansa comme un chérubin, sans crainte ni trouble. Le public ne lui faisait rien, elle s’était habituée à la foule dès sa plus petite enfance, dans la crèche, et d’ailleurs, elle nous l’a dit souvent depuis, elle ne voyait pas le public.

« Les applaudissements la berçaient ou l’animaient comme une musique ; jamais ils ne l’exaltaient.

« Elle avait une danse que les connaisseurs appelaient classique et qui était d’une pureté enchanteresse. Amandine disait en riant, mais avec la larme à l’œil : « Si par cas on danse sur la corde en Paradis, ça doit être de même pareillement ».

« Ce fut une soirée solennelle et je suis vexé de n’en avoir pas la date exacte pour la signaler ici ; mais, à vue de pays, ce doit être vers la fin de mai de l’année 1858.

« À la baraque nous étions tous transportés. Mademoiselle Freluche elle-même oubliait les regrets de l’ambition trompée pour admirer son élève ; Similor enflait ses joues et disait : « Il y a du tabac dans cette poupée-là ! »

« Il parlait toujours argot ou approchant par suite de ses mauvaises connaissances en ville.

« Je l’entendis et je vis dans un coin de la coulisse les deux yeux de Saladin qui flamboyaient ; je le montrai du doigt à mon Amandine et nous convînmes entre nous de redoubler de surveillance vis-à-vis du blanc-bec qui devenait un homme.

« — Quoique, dit-elle dans sa joie, il est bien permis au méchant drôle d’être émerveillé comme tout le monde !

« Quand mademoiselle Saphir fit sa dernière élévation sans balancier, elle retomba au milieu d’une pluie de bouquets. Outre que moi et madame Canada nous avions dépensé une trentaine de sous et cinq ou six places données à des amis pour l’encourager dans son premier pas à l’aide de bouquets d’administration, il y avait des gens qui étaient sortis tout exprès pour acheter des lilas et des roses. Ceux qui n’en avaient pas criaient qu’ils en apporteraient le lendemain. Sans exagérer, je puis spécifier que la portion des habitants de Nantes rassemblés ce soir au Théâtre Français et Hydraulique, dont j’étais en nom dans sa direction maintenant avec madame Canada, manifesta des transports approchant de la démence.

« Dès qu’elle eut fini, presque tout le monde s’en alla, et il ne resta pas trente pelés pour voir monsieur Saladin avaler ses sabres. Je ne sais pas si je me trompe, mais il me semble résulter de mes observations que la partie de l’avaleur, si intéressante pourtant, continue de baisser dans notre patrie. Tout change, j’ai vu une époque où vous auriez fait courir l’élite d’une ville, rien qu’en annonçant l’avalage, opéré par un artiste d’un mérite inférieur à celui de Saladin, qui, malgré les défauts de son cœur et de son esprit, comprenait joliment son affaire.

« Mademoiselle Saphir regagna notre retraite entre deux haies formées