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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/125

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LES HABITS NOIRS

je la surpris une fois contemplant un portrait qui était, ma foi, fort ressemblant, où je reconnus la moustache naissante de monsieur le comte.

« Nous quittâmes Le Mans, et comme bien vous pensez ce fut une affaire finie.

« Il y a déjà du temps de cela, et présentement nous sommes en route pour Paris.

« Ce sera notre dernière campagne. Quand Paris aura vu mademoiselle Saphir, nous l’établirons de manière ou d’autre. Moi et madame Canada, nous sommes bien déterminés à donner notre démission générale d’artistes, afin de remuer ciel et terre pour retrouver les parents de l’enfant s’ils sont en vie, ou qu’elle connaisse au moins leurs tombes s’ils sont morts.

« Nous avons des moyens pour ça outre la marque dont j’ai parlé déjà qui est une précaution de la destinée.

« Mais si la chose manquait, ça n’empêcherait pas la jeune personne d’avoir un nom et une aisance. Moi et Amandine, nous avons nourri un projet enfanté dans nos insomnies et qui s’exécutera, s’il est corroboré par la consultation d’un homme de loi. C’est d’aller à l’autel cimenter une liaison à quoi ne manque que le légitime. On a droit de mentionner sur les registres qu’on reconnaît son enfant préalable. Notre enfant est mademoiselle Saphir.

« En cas de décès ou introuvabilité des vrais parents, ça serait encore un pis-aller qui contenterait bien du monde, car nous avons plus de trente mille écus de côté, et on quitterait le nom de Canada, galvaudé en foire, pour prendre celui d’Échalot, plus propre au commerce et à l’industrie.

« Voilà, on se fait vieux, on joue de son reste, mais moi et Amandine on est unanime pour vouloir que notre dernière apparition dans Paris éblouisse la capitale. Nous en avons les moyens et rien ne sera négligé dans le but de laisser un souvenir célèbre parmi les artistes en foire. J’ai l’affiche toute prête à coller en ces termes :

« Mademoiselle Saphir, première danseuse du prestige d’élévation, supérieure à madame Saqui dans un genre nouveau, renonçant à ses succès de province après fortune faite, a bien voulu, d’après la demande générale des amateurs, donner, à Paris, douze représentations seulement, après quoi, prenant définitivement sa retraite à l’âge inusité de quinze ans passés, elle disparaîtra comme un météore. »

FIN DES MÉMOIRES D’ÉCHALOT


Échalot, que nous vîmes dans un autre récit réduit à cette extrémité de faire vacciner son nourrisson Saladin pour avoir trois francs à la mairie, ne se vantait point aujourd’hui : il avait bien réellement mis de côté plus de cent mille francs et son établissement, roulant vers Paris, excitait partout l’admiration sur son passage.

C’était un monument. Le pauvre bidet Sapajou, décédé à la peine, au temps de l’ancienne et misérable baraque, était remplacé par trois magnifiques chevaux de roulage qui traînaient une gigantesque voiture haute et large comme quatre omnibus. Sur le devant il y avait un vaste cabriolet où madame Canada, pomponnée de la façon la plus cossue,